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temps : or, ces historiens ne sont pas tout à fait d’accord ; tandis que Fabius attribue l’idée du crime à Néron, Cluvius en accuse Agrippine. Pour savoir qui des deux a raison, Tacite consulte des écrivains moins importans (ceteri auctores) et même la rumeur publique (fama huc inclinat). Cette enquête le conduit à penser que c’est bien Agrippine qui est coupable, comme le disait Cluvius ; et la vraisemblance est ici tout à fait d’accord avec la vérité : « Une telle abomination convenait bien à celle qui, par ambition, avait prostitué sa jeunesse à Lepidus et que la même passion jeta plus tard dans les bras de l’affranchi Pallas. »

Dans ce passage, Tacite nous laisse voir clairement les efforts qu’il a faits pour démêler la vérité au milieu des affirmations contraires. Je crois bien qu’ailleurs, sans le dire, il a procédé de la même manière, et c’est en cela surtout qu’il se piquait de l’emporter sur les autres historiens de l’Empire, qui ne prenaient pas toujours la même peine.


VI

En faisant, dans ses prologues, l’éloge des historiens de la République, Tacite semblait prendre rengagement de les imiter. C’était la seconde partie de son programme : c’était aussi la plus difficile à exécuter. L’époque était trop vieille, trop corrompue, trop éprise de littérature et de civilisation raffinée, pour qu’on pût aisément s’y refaire simple. La formule de Cicéron « que l’histoire est une œuvre d’orateur, » s’était imposée à tous les historiens ; elle était devenue la loi du genre, et presque de tous les genres. On a vu que, prise dans son sens le plus large, elle peut signifier simplement « que l’histoire doit être une œuvre d’artiste, » c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de rapporter les faits avec exactitude, de les mettre à la suite les uns des autres, comme ils sont arrivés, qu’il faut savoir y intéresser le lecteur, les disposer de façon à lui en faire saisir le sens et l’importance, et, par la manière dont on les présente, rendre la vie aux événemens et aux personnages. Cette façon de comprendre le précepte de Cicéron devait convenir parfaitement à Tacite, qui était de sa nature un artiste merveilleux. Racine l’appelle « le plus grand peintre de l’antiquité, » et quelques-uns des tableaux qu’il a laissés sont parmi les plus beaux qui nous