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au-dessus des préjugés du chauvinisme, avait introduit quelque générosité dans les rapports internationaux. Elle se piquait de n’être pas un brocanteur ou un courtier, liardant et croquant, et se faisant payer le plus cher possible ; à l’occasion, elle supportait les frais de sa gloire est-elle prêtait sans intérêt ; mutuum date nihil inde sperantes. Les Prussiens, entendent la politique différemment : leur principe sera de ne jamais rien faire gratis[1] ; do ut des, donnant, donnant, selon le proverbe vulgaire ; toute politique de sentiment, soit active, soit passive, leur paraîtra une niaiserie[2] ; l’intérêt sera le seul poids normal qui doive entrer dans la balance[3].

Le changement dans les idées est encore plus considérable. Bismarck s’est toujours défendu, nous l’avons déjà rappelé, d’avoir dit en son nom et en celui de ses associés : la force prime le droit. Il a avec raison répudié cette antithèse vide renouvelée en sens inverse de la fameuse phrase de Mirabeau : « Mars est le tyran, mais le Droit est le souverain du monde. » Les philosophes devraient en prendre leur parti depuis tant de siècles qu’il en est ainsi : la force n’est pas distincte du droit, elle le crée. Aux yeux des peuples, les plus grands ont toujours été les héros de la force. Citez dans nos bourgades le nom de Platon, ils croiront que c’est quelque candidat au conseil général encore inconnu ; prononcez le nom de Napoléon, ils en ont entendu parler. Les faibles ne deviennent intéressans que lorsqu’on les a décapités ou brûlés ; alors, parfois, les peuples demandent qu’on les canonise, mais, en attendant, ils placent leurs bourreaux au Panthéon.

Cette divinisation de la force serait révoltante si elle n’exprimait que la supériorité des muscles ; la véritable force, virtus au sens antique, qu’a très bien rappelée Proudhon, est d’une essence immatérielle ; elle se compose d’intelligence, de travail, de patience, de sacrifice et aussi de devoirs : la première qualité des athlètes était la chasteté. Le triomphe sur le champ de bataille n’est pas dû uniquement au tirailleur qui vise juste, à l’artilleur qui pointe exactement, ou au cavalier qui charge furieusement, ni même au général qui a préparé l’action et exalté le moral de sa troupe ; il appartient encore au savant qui a inventé les

  1. Bismarck, discours du 24 mars 1852.
  2. Id., ibid., du 15 février 1852.
  3. Mémoires, 2 juin 1857.