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d’autorité ; et, dès qu’ils ont eu la prépotence, les médiocres ou les brutaux au milieu desquels il s’était fourvoyé le châtièrent d’être revenu au bon sens en le frappant d’un impitoyable ostracisme. Cette épreuve lui fut bonne : alors il se retrouva l’homme de ses doctrines et de ses instincts, il mérita la plus sympathique admiration par la douceur résignée avec laquelle il supporta la disgrâce populaire. N’ayant pu se créer aucune fortune dans une vie de probité, il fut obligé de faire de la copie pour suffire à ses charges de famille. Il trouva dans ses improvisations quotidiennes une source nouvelle de grâce et d’esprit, et jusqu’à ses derniers momens il est resté en veine de talent. Alors aussi il accorda toutes les réparations qu’il devait : il répudia le radicalisme dont il avait été l’initiateur, il rendit généreusement hommage à ces Cinq, qu’il avait dénigrés[1], il reconnut que la liberté du travail datait de la loi de 1864[2] ; à l’Académie, il me tendit la main, et, un jour, me voyant entrer avant lui dans la salle des séances, il dit à Cherbuliez, qui marchait à ses côtés : « Voilà un homme envers qui nous avons été bien injustes. » Je ne l’ai jamais été envers lui : j’ai toujours admiré son beau talent ; j’ai contribué à son élection en 1863 ; je ne demandais qu’à m’entendre avec lui, et j’ai déploré que la politique de la liberté constitutionnelle n’ait pas en pour auxiliaire un orateur et un écrivain d’une si exceptionnelle valeur.


XII

La loi des coalitions a répondu par sa pratique, mieux que par mes discours, aux attaques de Jules Simon et de Jules Favre. Des milliers de grèves, nullement métaphysiques, ont démontré qu’elle n’avait été ni un piège, ni une mystification. Cette fréquence non interrompue des grèves est devenue un sujet d’alarmes

  1. Article sur les Petits papiers de Pessard : « Ils (les Cinq) entrèrent sans nous, peut-être un peu malgré nous ; ils se vengèrent de notre maussaderie par d’éclatans succès ; je n’exagère pas en disant que Jules Favre, Ollivier, Picard, en des genres très différens, déployèrent un talent digne des plus belles époques de la tribune française : ce qui les honore surtout, c’est leur courage. Ils tenaient tête à leurs trois cents collègues et à l’Empire ; ils n’avaient qu’à se baisser un peu, bien peu, pour être comblés de faveurs ; ils restèrent fidèles à leurs principes et aux vieilles barbes qui leur tenaient rigueur. »
  2. Petit Marseillais du 7 février 1896 : « C’est seulement à partir de 1864 que les ouvriers ont été émancipés. Jusque-là, la prétendue liberté du travail n’était qu’un leurre. »