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hédonisme individuel. Si la société ne se recommande à moi qu’au nom du plaisir, elle n’a pas de valeur propre. De là toutes les incertitudes et fluctuations que nous a offertes la morale socialiste, qui est venue se perdre à la fin dans un individualisme en contradiction avec son propre idéal.

Bien souvent, pour justifier le sacrifice de l’individu à la société, les socialistes font appel à la condition des animaux, où le sacrifice des individus sert en effet à maintenir l’espèce ou l’association. Mais, précisément, cette condition des animaux est non morale. Pour qu’il y ait moralité, le maintien même de l’espèce ou du groupe doit apparaître non comme une nécessité extérieure, non comme une règle arbitraire, mais comme un objet de désir rationnel et de devoir. Le critérium socialiste : « bon pour la société, » doit donc lui-même être déduit d’un principe supérieur, et il ne peut recevoir son interprétation que si nous savons à quoi est bonne la société même. C’est ce que les humanitaires ne nous disent pas. Ils nous commandent le dévouement à l’humanité sans le justifier. Les socialistes croient avoir tout dit quand ils ont dit : la société. Mais une société d’animaux ne nous paraît pas plus inviolable qu’un individu appartenant à cette société. Un buffle isolé ne nous parait pas sacré ; une bande de buffles, pas davantage. L’humanité elle-même, adorée des socialistes humanitaires, si elle n’est qu’un tout, n’existe et n’a de valeur qu’en vertu de ses unités constitutives. Il y a donc dans le principe de l’utilité sociale, quand il est présenté seul et comme unique principe d’une morale socialiste, un caractère illogique qui en fait le vice : admettre, d’un côté, que l’intérêt est le principe suprême, de l’autre, que je dois sacrifier l’intérêt en moi à l’intérêt en tous, c’est, au moment même où l’on nie demande le sacrifice de mon intérêt, s’appuyer précisément sur ce qui le rend pour moi impossible à sacrifier. Comment persuader à un homme que la vie, par exemple, est plus respectable chez les autres que chez lui-même ? Et, si les socialistes lui disent qu’il est logique, jouissant des biens sociaux, de ne pas compromettre l’existence de la société, ce n’est logique qu’autant que, pour jouir prétendument des biens sociaux, l’individu n’est pas obligé de sacrifier tout son bien propre et sa propre existence. Comment jouir de la société en mourant pour elle ? On aura beau faire, il y aura toujours dans le principe de l’utilité seule, même sociale, une duperie ; et le cœur pourra bien être dupe ici, comme il l’est si