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épris de pudeur et de saine morale. Rappelons-nous notre propre expérience. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, au sortir d’une réunion de quelque nature qu’elle fût, de ne plus retrouver en nous trace de l’état d’esprit qui tout à l’heure était le nôtre ? Nous ne comprenons plus que nous ayons pu exprimer et surtout éprouver des sentimens qui, pourtant, furent bien réellement en nous. Celui qui alors applaudissait, riait, pleurait, s’indignait, il nous semble que ce fût un autre. De là vient en partie l’effet tout différent que nous produit le discours que nous venons d’entendre, si nous en prenons le texte pour le lire à part nous : lecteur isolé, nous le jugeons autrement que nous ne faisions lorsque nous étions mêlés à l’auditoire. C’est aussi bien à quoi se ramène ce qu’on a appelé l’optique théâtrale. Nous nous demandons parfois comment un directeur de théâtre a pu accepter et faire représenter des ouvrages dont la pauvreté nous apparaît avec évidence ; et, d’autres fois, nous nous étonnons de la fortune que font au théâtre de misérables niaiseries : le juge collectif a été impressionné, autrement que le juge individuel. Un bon directeur de théâtre est celui qui, au moment où il reçoit une pièce, la lit avec les yeux, l’entend avec les oreilles du public ; inversement, un critique de théâtre digne de ce nom est celui qui, au milieu du public, résiste à l’entraînement général, et conserve l’indépendance de son jugement personnel. Placé dans une foule, un homme d’esprit peut devenir un sot, un pleutre peut devenir un héros : pour le temps qu’a duré le contact, il a revêtu une personnalité étrangère ; une âme a vibré en lui qui n’était pas son âme.

Les causes de ce phénomène peuvent être indiquées sans trop de peine. Nous avons d’abord un instinct d’imitation, qui est en rapport avec nos instincts de sympathie et de sociabilité ; cet instinct, dont M. Tarde a finement analysé les procédés, nous porte à nous mettre à l’unisson de ceux qui nous entourent. Il y a en outre ici quelque chose de physiologique ; il se produit une électrisation par le contact ; même on a observé qu’elle se produit avec moins d’intensité dans une foule assise ; la foule n’est tout à fait elle-même que lorsqu’elle est debout et en marche. Quelles qu’en soient d’ailleurs les causes, le fait, en lui-même, est incontestable. La foule devient un être distinct des élémens qui la composent : elle a sa personnalité ; elle a son âme. Cette âme a sa manière de concevoir les idées, de ressentir les émotions, de passer du sentiment à l’acte. C’est matière à une psychologie collective.

Constatons d’abord la médiocrité intellectuelle de la foule. Aucune