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ils sont si peu, les Russes dont le bruit parvient jusqu’à nous ; moins que rien. C’est Léviathan que nous voudrions connaître ; et de lui, nous ne savons guère plus qu’il y a cinquante ans.

Au début d’une de ses nouvelles, l’auteur que je me propose d’étudier raconte comment il apprit par un journal la mort de son ami, le moujik Konovalof, suicidé en prison ; et il fait cette remarque suggestive : « La brève notice était imprimée en petit texte ; c’est l’usage d’imprimer en petits caractères les communications relatives aux catastrophes des petites gens. » - Toute l’histoire de l’énorme peuple russe est écrite au jour le jour, quand on l’écrit, dans les lignes que les journaux impriment en menu texte : les informateurs de la presse européenne n’y vont jamais voir.

Seuls, quelques rares écrivains peuvent nous renseigner : ceux que l’adoption populaire consacre, parce qu’ils ont su donner une voix aux aspirations inconscientes d’un grand nombre de leurs concitoyens. Or, depuis tantôt vingt ans, le tableau de la Russie littéraire ne nous offrait aucune figure de cet ordre, — Tolstoï mis à part, bien entendu. Les Russes ne se formaliseront pas d’une constatation qui revient sans cesse dans les articles de leurs critiques, dans leurs doléances sur une époque qu’ils appellent « le grisâtre mauvais temps. » Des fleurs agréables, éphémères, masquent la stérilité d’un sol en jachère ; sur cette terre qui a retiré dans son sein les grands morts, un vieux chêne s’élève seul, il la couvre encore de son magnifique ombrage.

Ces jours derniers, sur la foi de nouvelles affligeantes, le monde civilisé a craint de perdre l’homme dont il s’enorgueillit, alors même que cet homme le condamne. On nous fait espérer que la fatale échéance est remise. Léon Tolstoï continue de produire. L’âge n’a pas affaibli l’acuité de ce regard qui voit une âme dans un geste ; elle se fait reconnaître dans maintes pages de Résurrection. Pourquoi faut-il que l’apôtre réformateur mette si souvent l’artiste en pénitence ? Tolstoï, de plus en plus semblable à notre Rousseau, s’épuise à chercher la formule religieuse et sociale de la révélation nouvelle qu’il se flatte d’apporter aux hommes. Son influence est considérable, dit-on ; je veux le croire ; mais, par cela même qu’il endoctrine de très haut, il n’est plus témoin aux écoutes dont la déposition nous révèle les tendances d’une société ; et, puisqu’il fut le miroir très fidèle des