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de cette nuit : deux créatures rapprochées par la misère souffrent côté à côte, avec les sentimens d’un loup et d’une louve pris au piège.


Pour une ironie du sort, c’en était une. Pensez ! En ce temps-là, j’étais très sérieusement occupé des destinées de l’humanité. Je rêvais des révolutions politiques, une réorganisation de la machine sociale ; je lisais divers auteurs diaboliquement difficiles, penseurs si profonds que leur pensée selon toute vraisemblance, n’était pas même intelligible pour eux. En ce temps-là, je m’efforçais de préparer en ma personne « une force active et puissante pour la collectivité. » Il me semblait même que j’avais partiellement accompli cette tâche ; du moins l’idée que je me faisais de moi-même allait-elle alors jusqu’à la reconnaissance de mon droit exclusif à l’existence, en tant que grand personnage indispensable à la vie générale et parfaitement qualifié pour y jouer un rôle historique de premier plan. — Et voilà qu’une prostituée me réchauffait de son corps ; j’étais l’obligé d’une misérable créature de rebut, honnie, mise au ban de la société où il n’y avait pas de place pour elle ; elle qui m’avait secouru avant que je n’eusse songé moi-même à la secourir, ce que j’aurais été d’ailleurs fort embarrassé de faire pratiquement, si même j’y avais songé…


L’activité fébrile de la pensée, dans un organisme épuisé par les jeûnes, eut pour résultat une de ces tentatives de suicide si fréquentes en Russie chez les adolescens. À dix-neuf ans, ayant estimé que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, Gorky se logea une balle dans le corps. — « J’en réchappai, dit-il avec bonne humeur, pour m’initier à la vente des pommes. » - Sollicité par son irrésistible instinct de vagabondage, et sentant, comme il le dit lui-même, « que sa place n’était pas dans les milieux de l’intelligence, » il repartit sur la Volga, tira pays jusqu’au Kouban, séjourna au Caucase, parcourut ensuite le littoral de la Mer-Noire. . Gardien sur la voie ferrée, haleur, débardeur, manœuvre loué aux pêcheries, aux salines, dans les docks et sur les chantiers maritimes, il acquit une expérience encyclopédique des métiers où l’on engage les forains ; il y noua de précieuses amitiés avec des gens peu recommandables, mais pittoresques et originaux, qui allaient lui fournir une inépuisable galerie de modèles ; il emmagasina d’autre part ces visions poétiques de la nature où il devait encadrer des sujets triviaux. Ce furent là ses années d’université : le haut enseignement qu’il n’avait pas pu recevoir au pied des chaires de Kazan, Gorky le demanda aux professeurs qui font leur cours sur les grands chemins,