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une toile d’un réalisme douloureux : les Bourlaki de la Volga, attelés à la corde de halage, pieds nus dans le sable, accablés sous un soleil torride. — Le portrait de Gorky fit fureur à l’Exposition : les jeunes visiteurs, étudians et étudiantes, n’avaient d’yeux que pour lui.

Comment a-t-il capté ces âmes ? Leur a-t-il ouvert un nouveau paradis de beauté, de vérité ? Leur a-t-il seulement donné la triste satisfaction de mieux connaître leurs peines et leurs laideurs ? — Interrogeons ses livres.


II

Pour qui s’en tiendrait aux apparences, les premiers essais de ce talent ne faisaient guère présager son emploi futur : si l’on y regarde de plus près, ils déterminaient à jamais sa nature et sa direction. Elles sont déconcertantes d’anachronisme, ces pages qui semblent écrites en pleine fièvre romantique, par un disciple de Pouchkine et de Lermontof : Makar Tchoudra. La vieille Izerquil, Le Khân et son fils… J’ai dit ici comment les émules russes de lord Byron avaient découvert, au Caucase et en Crimée, les terres sacrées de la poésie romantique. Depuis lors, ces portes de l’Orient sont gardées par les deux magiciens : dès qu’on en franchit le seuil, leurs vers chantent dans la mémoire, il n’y a plus de liberté pour l’impression personnelle ; un prisme interposé colore tous les objets. À la splendeur naturelle du pays s’ajoute l’auréole dont les poètes l’ont nimbé. Les grands créateurs littéraires ont ce pouvoir de laisser sur certaines contrées une atmosphère invariable, où la forme des visions et la pente des sentimens sont commandées d’avance ; le paysage est vraiment leur état d’âme, conservé et transmis aux générations successives ; ainsi la baie de Naples pour les lecteurs de Lamartine. Tolstoï lui-même, quand il servait dans un régiment du Térek, a subi la tyrannie de ses devanciers : les Cosaques en font foi.

Le jeune Gorky arrive au Caucase tout chaud de la lecture des poètes ; il voit par leurs yeux, il sent avec leur sensibilité aspects et figures, traits de mœurs et légendes, élans de passion fougueuse et cris de sauvage orgueil, tout dans ses histoires nous ramène au pur byronisme des Tsiganes et du Démon. Le pâtre Makar Tchoudra développe sa philosophie fataliste, il dit