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d’accueillir son illustre disciple ; et, sans tarder, il commença devant lui l’exposé de sa doctrine. Pourtant, à un moment donné, le lancinement de ses jointures devint à ce point intolérable que le malheureux podagre se vit forcé d’interrompre son discours. Mais ce fut pour s’écrier : « Tu ne gagneras rien, ô douleur ! quelque insupportable que tu puisses être, jamais je n’avouerai que tu sois un mal[1] ! »

Dans ce fier défi porté à la douleur, rien n’apparaît encore du renoncement des ascètes futurs. Les stoïciens d’alors ne songeaient guère à considérer les vicissitudes de l’existence comme une épreuve rédemptrice, une juste expiation imposée à l’homme par la volonté divine. Pour eux, la souffrance formait, au contraire, une condition essentielle de la félicité terrestre : soit qu’elle prodiguât à tous ses fortifiantes leçons, soit que, par contraste, elle nous fît mieux apprécier les bonheurs de la vie. On ne peut, disaient-ils, éprouver la sensation du bien-être parfait qu’après avoir pâti.

Quand, à quinze siècles de là, Montaigne a formulé l’aphorisme suivant : « La nature a créé la douleur pour l’honneur et le service de la volupté, » c’est la même idée qu’il reproduisait sous une forme concrète. « Lorsque tu souffriras beaucoup, regarde la douleur : elle te consolera elle-même et t’apprendra toujours quelque chose. » Ainsi s’exprime, de son côté, un écrivain moderne qui plus que nul autre sut revêtir d’un style lapidaire les hardiesses de sa pensée. « Les souvenirs seuls de la souffrance, a dit aussi quelque part un délicat lettré, valent la lutte contre l’oubli ! Ne sont-ils pas, d’abord, moins douloureux que le souvenir de nos joies ? Puis, combien rares ceux dont ne se dégage aucune leçon de sagesse, nul exemple de résignation ou de beauté ! Il y a vraiment une volupté à revenir se déchirer les mains aux barrières infranchissables du bonheur, à s’enivrer encore du fumet des coupes que l’on n’eut pas la force ou que la destinée vous empêcha de vider. »

  1. Ces lignes étaient écrites quand a paru dans la Revue scientifique une leçon faite à l’Hôtel-Dieu par le docteur Lucas-Championnière, leçon aussi attrayante qu’instructive, traitant de la douleur au point de vue chirurgical. Par une coïncidence qui n’a d’ailleurs rien de bien surprenant, il se fait que nous avons puisé l’un et l’autre aux mêmes sources certains détails historiques qui, comme celui-ci, nous ont paru à tous deux dignes d’être mentionnés. — On m’excusera, j’espère, de les avoir conservés, non point parce que en qui appartient à tout le monde n’appartient à personne, mais parce que le choix qu’en a fait lui-même mon collègue m’a prouvé que ces citations n’étaient pas dénuées d’intérêt.