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Il reste que Victor Hugo a été préoccupé des questions philosophiques, sociales et morales. Il a été surtout un artisan de mots ; sans doute, mais après des siècles de réflexion les mots nous arrivent tout chargés de pensée, et Victor Hugo en retrouve tout le contenu. Il n’a développé que des lieux communs ; sans doute, mais ce qu’on entend par lieux communs, ce sont les plus précieuses des vérités, puisque ce sont celles qui par leur généralité s’imposent à la méditation des hommes de tous les temps et sans lesquelles l’humanité ne pourrait continuer de vivre : un lieu commun peut être méprisable par la façon dont on le traite, il ne l’est pas en lui-même. Le lieu commun, chez Victor Hugo, s’exprime en images ; et non seulement l’image sert à le rajeunir en l’illustrant, mais, chez un grand poète, elle est elle-même génératrice d’idées. Il se peut que Victor Hugo n’ait pas eu « l’intelligence » des problèmes supérieurs de notre destinée, attendu que ce n’était pas son affaire ; mais il en a eu la « sensation. » Cette sensation a été chez lui si forte, il l’a éprouvée avec une telle sincérité, il l’a rendue avec une si grande puissance verbale, qu’elle passe en nous, que l’ébranlement s’en communique au plus profond de nous-mêmes et qu’à sa suite il s’éveille en nous tout un monde de sentimens et même d’idées.

Ni sur l’existence d’un Dieu personnel, rémunérateur et vengeur, d’un Dieu de providence et de bonté qui nous voit, nous connaît et nous juge, ni sur l’immortalité de l’âme, ni sur la liberté humaine, Hugo n’a varié. Les moralistes n’ont cessé de donner comme sanction à la loi morale le remords ; mais qui nous en a fait sentir l’implacable hantise mieux que l’auteur de la Conscience ou du Parricide ? Les prédicateurs chrétiens font assaut d’éloquence pour nous recommander la bonté, la pitié, la charité ; mais qui nous en a donné des leçons plus sensibles que l’auteur des Pauvres gens et des Malheureux, ou même du Crapaud et de Sultan Mourad ? On a maintes fois répété qu’une poésie, une morale, une religion s’apprécie à la place qu’elle fait à la méditation de la mort : c’est de là que tout dépend, et pour savoir ce que nous pensons de la vie, le bon moyen est de nous interroger sur ce que nous pensons de la mort. Beaucoup d’hommes et, beaucoup de poètes n’en pensent rien. L’idée de la mort apparaît en cent endroits de l’œuvre de Victor Hugo, et elle s’épanouit dans l’Épopée du ver. Il est enfin une sensation que Victor Hugo excelle à nous donner, celle du mystère, de l’infini, de l’au-delà. C’est cette strophe des Mages :


Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,