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de vanité, mais les auteurs sérieux y trouvaient un moyen de consulter des gens éclairés sur les défauts qu’ils y avaient laissés, ce qui leur permettait de les corriger avant l’édition définitive. Il est naturel de croire que Tacite en avait usé comme beaucoup d’autres[1], et l’ouvrage, quand on le lit avec soin, semble bien en avoir gardé quelque chose. Les lectures publiques avaient ce défaut que l’auteur, pour se faire écouter d’un auditoire de gens du monde souvent ennuyés et distraits, était porté à multiplier les phrases à effet, les pensées brillantes (sententiæ), les cliquetis de mots et d’idées. Ces artifices ne manquent pas dans les premiers livres des Histoires ; ils sont visibles surtout à la fin des paragraphes. On dirait que l’auteur tient à terminer ses développemens, ses discours, ses récits, par quelque trait qui réveille l’assemblée et ce trait est d’ordinaire si heureux, si frappant, qu’avec un peu de complaisance il semble qu’on entende à chaque fois les applaudissemens éclater.

On a dit que ces applaudissemens s’expliquaient par l’indulgence de Tacite pour les sentimens de ceux qui venaient l’entendre. De même qu’il s’accommode à leur goût littéraire par sa façon d’écrire, on peut penser qu’il cherche à flatter l’âpreté de leurs passions politiques par les opinions qu’il exprime, et en conclure que c’est pour leur plaire qu’il a dénigré les Césars. Je ne le crois pas quelque violent qu’il nous paraisse contre les mauvais princes, il ne l’était pas autant que le milieu dans lequel ses ouvrages se produisaient. Nous savons qu’il y eut à Rome un terrible déchaînement de colère à la mort de Domitien. On se pressait dans les salons de lecture publique pour entendre parler de ses victimes, raconter leur supplice, « et rendre les derniers honneurs à ceux dont on n’avait pas pu suivre les funérailles. » Une fois même, le récit fut si poignant que l’auditoire eut de la peine à l’écouter jusqu’au bout et qu’on vint prier le lecteur de ne pas continuer, tant on éprouvait de douleur et de honte au souvenir de ce qu’on avait si lâchement supporté ! Ce n’était pas, quoiqu’on l’ait souvent prétendu, un livre de Tacite qu’on lisait ce jour-là. Pline n’en nomme pas l’auteur ; il se contente de dire assez dédaigneusement recitabat quidam. Soyons certains que, si ç’avait été son ami, il se serait gardé de taire ce nom glorieux qui aurait rendu l’anecdote plus piquante.

  1. Pline (VII, 17) range l’histoire parmi les genres qui se produisent d’ordinaire dans les lectures publiques.