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jamais montré plus énergiquement véridique et viril, et l’on rencontre à chaque pas encore, autour des églises de Bruges, longeant les rues muettes d’un pas résigné, en attendant le Jugement dernier, d’épais chanoines Van der Paeleet de repentans Jodocus.

On y aperçoit aussi, sur le pas de leurs portes, ou derrière les vitres luisantes, des ménagères, au visage calme, propres et graves, des bourgeoises maîtresses comme la dame Isabella Vydt et la Dame Jan Van Eyck, la femme du peintre, dont voici le portrait si célèbre. L’œuvre est de 1439. Il semble que, durant ces trois ans, l’artiste, ayant davantage réfléchi et se rapprochant des fresquistes italiens, ait voulu, en la simplifiant, donner plus d’effet encore à sa force rigoureuse d’observation. Toutes les choses, aussi bien vues, le sont plus largement que dans le retable. La ruche légèrement foncée de la coiffe très blanche, les cornes saillantes de cheveux châtains qui s’en dégagent, la chair pâle, tachée de rose, du visage maigre et pensif, aux yeux attentifs, aux lèvres pincées, la souplesse cossue de la houppelande en drap rouge et du petit vair qui la borde, se juxtaposent sous une caresse douce de lumière calme, avec cette matité grave qui laisse reposer si doucement la vue sur les figures de Filippo Lippi ou de Castagno. C’est à se demander si l’œuvre n’est pas exécutée par les mêmes procédés et si nous ne sommes pas là vis-à-vis d’une peinture à la détrempe, simplement teintée par un vernis, comme celle des grands Florentins, Botticelli, Ghirlandajo, etc., tous rebelles aux innovations périlleuses des mixtures d’huile jusqu’à la fin du XVe siècle.

De fait, on sait qu’avec Jean Van Eyck, dont les secrets techniques n’ont pas encore été pénétrés, on peut, en fait d’habiletés matérielles, s’attendre à tout. Comme ses contemporains Brunellesco, Paolo Uccello, L. B. Alberti, les directeurs de l’art florentin, Jean Van Eyck est, avant tout, un homme de science, et c’est par l’observation méthodique qu’il atteint progressivement le plus haut niveau de l’art, ainsi que faisaient déjà ces grands esprits, précurseurs de Léonard de Vinci. Tous les contemporains sont unanimes dans leurs jugemens sur le peintre favori du duc Philippe, son favori et souvent son ambassadeur, celui qu’il distrayait en 1428 et 1429 du grand travail de Gand pour l’envoyer en Espagne et en Portugal, comme il l’enverra, en 1436, en de « loingtaines et estrangères marches, pour aucunes matières secrettes. » C’est un lettré, un savant, un géomètre, un chimiste