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redoutable épée, tout cela m’entraîne comme une petite fille... Les sentimens... sont d’une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes[1]. » Le réalisme et le naturalisme nous ont déshabitués de ces enthousiasmes pour les héros de romans ; l’imagination ne peut pas s’enflammer pour un Coupeau ou une Nana, ni même pour une Emma Bovary, quels que soient les mérites littéraires de l’œuvre.

La petite cour de Saint-Fargeau en était à ne pouvoir parler de sang-froid de ses héros favoris. Un jour que Mademoiselle, suivie d’une troupe nombreuse, se promenait en carrosse dans la fraîche vallée du Loing, elle mit pied à terre sous les grands saules qui bordaient la petite rivière. On était au printemps et le soleil était radieux. L’herbe nouvelle et les feuilles naissantes composaient un tableau si « riant, » que l’on ne put parler d’autre chose pendant longtemps. Enfin, tout en marchant, la conversation tourna sur les romans, et chacun prit parti pour son personnage de prédilection. La discussion s’échauffait, quand la princesse, qui n’avait presque rien dit jusque-là, intervint pour en modérer l’ardeur. Après avoir avoué qu’elle avait encore bien peu lu, elle fit l’éloge du roman historique, ou plutôt de ce qu’il pourrait devenir, mieux compris, sous une plume savante, et critiqua l’usage de « donner des mœurs tout à fait françaises à des Grecs, des Persans ou des Indiens. » Mademoiselle aurait voulu plus de « vérité historique » et de ce que nous appelons la couleur locale. Pourquoi ne pas prendre franchement des sujets et des personnages français et contemporains ? — « Je m’étonne, dit-elle en terminant, que tant de gens d’esprit, qui nous ont imaginé de si honnêtes Scythes et des Parthes si généreux, n’ont pris le même plaisir d’imaginer des chevaliers ou des princes français aussi accomplis, dont les aventures n’eussent pas été moins plaisantes. »

Après un moment de silence, les objections se succédèrent. L’idée d’écrire un roman sur « la guerre de Paris » semblait bien osée. Une jeune femme représenta naïvement que l’auteur ne saurait comment appeler ses personnages. Les Français, disait-elle, aiment « naturellement » les beaux noms. Artabaze, Iphidamante, Orosmane sont de beaux noms ; Rohan, Lorraine, Montmorency n’en sont pas. La vieille Mme de Choisy, avec l’au-

  1. Lettres du 12 et du 15 juillet 1671, à Mme de Grignan.