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lois essentielles de l’esprit humain. Elle se prolonge, elle se dépasse elle-même de toute la portée des conséquences implicitement contenues dans ses propres principes. Et si cette manière de la louer vous paraissait d’abord excéder la mesure, j’espère, Messieurs, qu’après m’avoir entendu, — si je réussis à me faire entendre, — vous en tomberez d’accord avec moi.


I

Ni dans la vie, ni même dans la littérature ou dans l’art, nous ne faisons toujours tout ce que nous voudrions, mais en revanche nous n’avons pas toujours voulu ce qu’il nous arrive de faire. Mettons pour le moment que ce soit là, Messieurs, cette part d’inconscience, ou de spontanéité, sans laquelle je serais tenté de dire qu’il n’y a pas de grand talent, et surtout pas d’originalité. Je la retrouve dans l’idée que Taine se formait lui-même de son œuvre, quand il écrivait, peu de temps avant sa mort, « que pendant quarante ans il n’avait fait que de la psychologie, appliquée ou pure. » Il se trompait, à mon avis, et il se diminuait. Certainement il a fait de la « psychologie, » mais il a fait autre chose, et ni la méthode qu’il a portée dans la recherche psychologique, ni la conception de l’homme et de la vie qui s’est dégagée pour lui de cette recherche même, ne font, à mon avis, la signification durable et l’unité réelle de son œuvre. Elles sont ailleurs. Et, pour vous dire tout de suite où je les vois, — sauf à vous expliquer, tout de suite aussi, et à « humaniser » la formule un peu rébarbative dont je vais me servir, — Taine est un homme qui n’a travaillé toute sa vie qu’à chercher le fondement objectif du jugement critique.

Vous connaissez, Messieurs, le paresseux proverbe : « Des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer ; » et je doute qu’il y en ait de plus faux. Car, d’abord, s’il ne faut disputer ni des couleurs, ni des goûts, il y a certainement peu d’obligations dont nous tenions en réalité moins de compte, et, au contraire, la conversation, même familière, De s’emploie généralement qu’à ce genre de dispute. Nous admettons, à la rigueur, et encore quand nous sommes très tolérans, qu’on ne partage pas nos idées, nous n’admettons guère que l’on ait d’autres goûts que les nôtres, surtout en matière d’art ou de littérature ; et je crois bien que nous avons raison. Permettez-moi de prendre d’abord, et exprès, des exemples très gros. Nous avons certainement raison de préférer la tragédie d’Andromaque à celle de Lucrèce, et généralement le théâtre de Racine à celui de François Ponsard. Nous