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été Robespierre ou Marat. Et, à la vérité, Messieurs, comme c’était l’un des points sur lesquels on lui faisait grief de se contredire, je sais bien qu’il s’est assez mal défendu. « Ce volume, comme les précédens, — disait-il, en 1884, dans la Préface du tome III de sa Révolution, — n’est écrit que pour les amateurs de zoologie morale, pour les naturalistes de l’esprit… et non pour le public. » Il se trompait : ce volume « comme les précédens » était bien écrit pour le public ; on écrit toujours pour le public ; et il n’oubliait après cela que de nous dire ce que c’est qu’un « naturaliste de l’esprit » et ce que c’est surtout que la « zoologie morale. » On parlerait aussi bien de « botanique subjective » et de « physique immatérielle. »

N’eût-il pas mieux fait de dire, tout simplement, qu’à mesure qu’il avait davantage étudié, de plus près et dans leur infinie complexité, « les faits humains, » il en avait mieux discerné le caractère propre et original ? Non, sans doute, il n’avait rien abandonné de ses premiers principes, et il eût bravement soutenu, comme vingt-cinq ans auparavant, que « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, » ce qui veut dire, ce qui voulait dire quand il l’écrivait, en 1863, que « toute donnée complexe naît de la rencontre de données plus simples, » et rien de plus ; mais il sentait maintenant la nécessité d’expliquer une formule équivoque, et de plier la rigidité théorique des principes aux exigences des problèmes successifs qui s’étaient posés devant lui. A ses débuts, pour apprécier les Fables de La Fontaine ou l’Histoire de Tite Live, il n’avait eu besoin que d’un critérium naturel. Quand il avait fallu comparer la peinture de Rubens à celle de Rembrandt, alors lui était apparue la nécessité d’un critérium esthétique et même déjà social. Maintenant qu’il s’agissait de juger l’œuvre mêlée de la Révolution, il s’était aperçu qu’on ne le pouvait sans avoir un critérium moral, et qu’on ne saurait se prononcer sur Napoléon ou sur Mirabeau, si l’on ne le faisait au nom de certaines idées qui se trouvent, quand on les soumet à l’analyse, dépourvues de « base physique, » et qui n’ont point d’ « origine animale. » C’est donc le champ de sa vision qui s’était élargi, comme il était naturel, à mesure que s’étendait le champ de son investigation. La vérité s’était révélée plus complexe, moins aisée à saisir, plus fuyante, à mesure qu’il en approchait davantage. Et je comprends, Messieurs, qu’il lui en coûtât un peu de déclarer, après s’être moqué, comme vous l’avez vu, des préoccupations morales de l’éclectisme, que toutes les questions humaines se ramenaient à un problème de morale ; mais c’était bien sa conclusion.

Ainsi s’achève et se complète sa physionomie de chercheur