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ne souffrirait de rien tant que de l’impossibilité de les concilier. Eh bien ! j’ose le dire, cette « impossibilité » prétendue n’en est pas une ; elle n’existe pas ; l’œuvre de Taine lui-même suffit à le prouver, et lui-même, s’il eût pu conduire cette œuvre à son terme, je ne vois pas comment il eût pu s’empêcher d’aboutir à cette conclusion. La même aventure lui fût arrivée que jadis à Auguste Comte, ou plutôt, — car j’ai tort de me servir de ce mot d’ « aventure, » qui semble impliquer je ne sais quoi d’occasionnel et de fortuit, — comme le fondateur du positivisme, dont je n’ai pas d’ailleurs à rechercher aujourd’hui dans quelle mesure il a pu s’inspirer, c’est la logique et la probité de sa pensée qui l’eussent ramené aux croyances dont quarante ans de labour lui avaient démontré la nécessité. Ses adversaires ne s’y sont pas trompés, et ce qu’ils continuent de poursuivre en lui, je veux bien, Messieurs, que ce soit le détracteur ou le juge un peu sévère de la Révolution française, l’historien, le philosophe qui a dressé contre elle le réquisitoire le plus accablant, ou, si vous l’aimez mieux, qui en a si bien défini le résultat final, la nature intime, le mobile essentiel et premier, quand il l’a définie « une translation de propriété ; » mais, n’en doutez pas, c’est bien plus encore le psychologue impartial et désintéressé qui a démontré en fait l’insuffisance de la conception matérialiste de l’histoire ; c’est le logicien qui a soustrait le jugement critique aux fantaisies de l’opinion individuelle ; c’est le moraliste enfin qui a rétabli non seulement la morale, mais la religion dans ses droits.

Relisons là-dessus les pages mémorables où il a essayé, vous savez avec quelle éloquence, de démêler la genèse des idées de conscience et d’honneur :

« Seul en présence de Dieu, le chrétien a senti fondre en lui, comme une cire, tous les liens qui mêlaient sa vie à la vie de son groupe ; c’est qu’il est face à face avec le juge, et ce juge infaillible voit les âmes telles qu’elles sont, non pas confusément et en tas, mais distinctement, une à une. A son tribunal aucune n’est solidaire d’autrui ; chacune ne répond que de soi ; ses actes seuls lui sont imputés. Mais ces actes sont d’une conséquence infinie, car elle-même, rachetée par le sang d’un Dieu, est d’un prix infini : par suite, selon qu’elle aura ou non profité du sacrifice divin, sa récompense ou sa peine sera infinie : au jugement final s’ouvre pour elle une éternité de supplices ou de délices. Devant cet intérêt disproportionné, tous les autres s’évanouissent ; désormais sa grande affaire est d’être trouvée juste, non par les hommes, mais par Dieu, et chaque jour recommence en elle l’entretien tragique dans lequel le juge interroge et le pécheur répond. »