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pourtant de la tentation, et tout en différant avec lui d’opinion sur tel ou tel homme, tel ou tel point, reconnaissons avec lui que, s’il se dégage une leçon de l’histoire, c’est celle-ci : qu’il n’y a pas de « problème humain » qui ne se réduise en dernière analyse à un problème de l’ordre moral.

C’est ici qu’il s’est arrêté.

S’il eût vécu quelques années de plus, fût-il allé plus loin ? Parti de la physiologie, disciple avoué de Cabanis, il avait successivement retrouvé la psychologie, l’esthétique, la morale : eût-il aussi retrouvé Dieu ? Il parle quelque part du « grand artiste, amateur de contrastes et logicien inexorable, dont la main invisible trace incessamment des figures humaines, et dont l’ironie lugubre ne manque jamais d’assembler côte à côte, en un haut relief, le grotesque de la force et le tragique de la mort. » Je ne prends pas cela pour un aveu ! Mais à l’endroit où ces mots se rencontrent, je ne puis cependant n’y voir qu’une simple métaphore ; ils signifient quelque chose de plus ; ils sont la reconnaissance d’une force mystérieuse qui se jouerait dans les affaires humaines et qui aurait, si je puis ainsi dire, la forme d’une volonté personnelle. En un autre endroit, que je vous ai remis sous les yeux au commencement de ce discours, vous vous souvenez comme il a parlé du christianisme. Je crois donc pour ma part, Messieurs, que s’il fût allé jusqu’au bout de sa recherche, il fût allé jusqu’au bout de son raisonnement. De l’influence démontrée du christianisme, il eût conclu, selon toute apparence, à l’impossibilité d’édifier la morale en dehors de la religion, et de cette solidarité de la morale avec la religion, il eût conclu à « l’objectivité » de l’idée religieuse. Point de morale sans une philosophie qui la fonde, sans une métaphysique, sans une religion, c’est-à-dire sans l’affirmation d’un « absolu » qui la conditionne, et si l’humanité ne peut ni progresser, ni vivre, ni continuer d’exister seulement sans le support ou le ressort de cette morale, la conclusion n’est-elle pas évidente ? Je ne doute pas que Taine n’eût fini par s’y ranger.

En tout cas, Messieurs, ce qui est intéressant, — et plus qu’intéressant, je dirai capital au point de vue de l’histoire des idées, — c’est que l’examen de son « œuvre critique » nous ait amenés à nous poser ce point d’interrogation. Voilà donc un des plus libres esprits qu’il y ait dans l’histoire de la pensée contemporaine, l’un des plus dégagés que l’on puisse concevoir de toute espèce de préjugés, l’un encore des plus vigoureux études plus puissans dont s’enorgueillisse la France du XIXe siècle, je crois que je puis dire enfin l’un des plus encyclopédiques,