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me mènent, dans le dédale des voûtes. À mesure que nous avançons, tout me semble plus écrasant et plus surhumain ; tout est bâti à coups de blocs de plus en plus énormes. Les dieux à vingt bras, les dieux au geste colossal et multiple, pullulent dans l’ombre ; ils s’alignent sans fin, en rangs tourmentés ; je passe au milieu d’eux ; je marche comme en rêve dans le pays des géans et des épouvantes. Il fait sombre partout et nos pas éveillent des sonorités sépulcrales.

Toujours de plus prodigieuses sculptures, toujours plus de magnificence, et en même temps, plus d’incurie barbare, plus d’immondices. Jusqu’à hauteur d’homme, toutes les parois, toutes les saillies sont noirâtres, luisantes d’humidité et de crasse. Voici une galerie consacrée à Ganesa, le dieu à tête d’éléphant, dont la monstrueuse personne s’éclaire par en-dessous à la lueur de quelques lumignons fumeux brûlant à ses pieds, sous sa trompe. Voici, dans un recoin farouche, en pleine nuit, entre des monstres aux contorsions pétrifiées, un amas de bêtes vivantes dont on entend le souffle : une famille paresseuse de vaches zébus, qui continue de dormir là comme si le soleil n’était pas levé ; on glisse dans leur fiente, dont les dalles sont couvertes ; mais personne n’oserait la jeter dehors ainsi qu’une chose vile, car ce qui vient de leurs entrailles est sacré autant qu’elles-mêmes. Et constamment des chauves-souris, de très large envergure, s’effarent au-dessus de nos têtes.

Mes guides, à un moment donné, pressent leur marche avec un air d’inquiétude, quand nous passons devant une nef plus haute et plus ténébreuse au fond de laquelle j’aperçois furtivement des divinités colossales, révélées par la flamme de quelques lampes. Et l’un de ces brahmes, qui me conduisent, se retourne alors pour me dire à voix basse que c’est le saint des saints ; on n’a voulu m’avertir qu’après, de peur que je n’y jette trop les yeux.

Dans la forêt des massives colonnes, les prêtres, enfin, m’arrêtent en un lieu vaste et superbe, comme serait une sorte de carrefour à l’intersection de plusieurs cathédrales. Des nefs s’ouvrent là dans toutes les directions pour se perdre dans l’ombre. On y est environné de gigantesques dieux monolithes, qui brandissent des lances, des glaives, des crânes, et qui sont noirs, luisans, graisseux, longuement frottés par des mains, imbibés par des sueurs. Il y a quantité d’autels, où l’on voit briller des objets de cuivre et d’argent ; quantité de pyramides de bronze,