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On remarqua que Whitworth, en rentrant au salon, paraissait fort ému[1].

Le 13 mars, il y avait réception chez Mme Bonaparte. Whitworth s’y rendit, paré pour la bataille, en gentilhomme qui va sur le terrain, parfaitement calme, hautain, d’une impertinence à peine voilée par les formes d’une extrême courtoisie ; lent de paroles, sobre de gestes, magnifiquement vêtu, la distinction même, un lord de la tête aux pieds[2]. Bonaparte l’aborde, agité : « Ainsi vous voulez la guerre ! — Non, Premier Consul ; nous sommes trop sensibles aux avantages de la paix. — Nous nous sommes battus pendant quinze ans. — C’en est déjà trop. — Mais vous voulez faire la guerre quinze années encore, et vous m’y forcez… Le roi d’Angleterre a dit dans son message que la France préparait des arméniens offensifs ; il a été trompé : il n’y a dans les ports de France aucun armement considérable, étant tous partis pour Saint-Domingue. Il a dit qu’il existait des différends entre les deux Cabinets. Je n’en connais aucun. Il est vrai que l’Angleterre doit évacuer Malte ; Sa Majesté s’y est engagée par le traité. » Whitworth explique les intentions du roi : le message est une forme constitutionnelle, il n’a rien d’une provocation ; tout s’arrangera, il l’espère, par des explications amicales. « Il n’y a pas à en donner, reprend Bonaparte, sur des stipulations aussi claires et aussi positives que celles du traité d’Amiens. » Puis, se détournant : — « Très bien ! Nous nous battrons dans quinze jours ! » — Markof se trouvait près de lui, il avait tout entendu ; il insinue quelques phrases de politesse, conciliantes. Azara, l’ambassadeur d’Espagne, se tenait près de Markof. Bonaparte reprend, s’adressant aux deux : — « Je ne demande pas mieux ; mais : Malte ou la guerre ! » Alors, élevant la voix, comme indigné : — « Les Anglais veulent la guerre ; mais s’ils sont les premiers à tirer l’épée, je serai le dernier à la remettre. Ils ne respectent pas les traités. Il faut dorénavant couvrir les traités du crêpe noir. » Après cette sortie, il s’adoucit, s’entretint avec Markof du départ de Colbert pour Pétersbourg,

  1. Rapports de Lucchesini, 12 mars ; note de Talleyrand à Whitworth, 12 mars ; Talleyrand à Andréossy, 12 mars 1803.
  2. Relations de Whitworth, 13 mars ; de Markof, 16, 17 mars ; de Talleyrand à Andréossy, 13 mars ; à Hédouville, 16 mars ; à Bignon, à Berlin, 16 mars. Mémoires de la duchesse d’Abrantès. Les textes fondamentaux sont ceux de Whitworth et de Talleyrand, du 13 mars, écrits sous l’impression même. Les autres sont recomposés, des discours. — Portrait de Whitworth, par Turner, au Louvre.