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du gamin. Celui-ci, enfin content et parti, le frère de Thring s’étonne qu’on se soit donné tant de peine pour si peu de chose. « Comment ! — dit l’autre, — mais ce couteau pour cet enfant est une chose capitale : si je le sers bien, il se le rappellera toute sa vie et reviendra toujours chez moi. » « Belle et sûre philosophie, ajoutait Edouard Thring, donner toujours aux enfans ce qu’il y a de mieux. Mais qui donc, hélas ! s’en soucie ? » Il disait encore : Every boy can do something well, il y a toujours quelque chose qu’un enfant peut bien faire : c’est là qu’il faut le saisir, c’est de là qu’il faut prendre pied pour le conduire à ce développement moral qui est le tout de la vie.

Quand, en 1875, il exposait aux trustees d’Uppingham les théories qui l’avaient inspiré et auxquelles le succès donnait raison, il mettait en première ligne cette idée fondamentale : « Dans un vrai collège, il faut que chaque élève intelligent, ou borné, soit l’objet d’une attention particulière ; un enfant dont on ne s’occupe qu’en gros, c’est comme s’il n’était pas au collège. »

En conséquence, il réduisit toujours obstinément le nombre des élèves. Il y a excès selon lui dès que le directeur ne peut pas facilement connaître de près tout son monde, le voir, lui parler souvent. Cela est vrai pour chaque classe : pas plus de vingt-cinq élèves, sans quoi chacun n’aura pas une ration suffisante de lumière et d’affection. Cela est vrai encore pour les maisons où ils habitent. S’ils sont trop nombreux, chacun ne recevra pas les soins auxquels il a droit, dont il a besoin. De telles mesures bouleversaient les traditions des public-schools. Ni la routine ni l’intérêt n’y trouvaient leur compte. Thring l’apprit à ses dépens, mais ne capitula jamais sur ce point. Il n’accepta jamais que pour une raison secondaire, argent ou succès, on risquât de compromettre la formation individuelle de chaque âme d’enfant et de perdre une chance de les pénétrer du sérieux et de la grandeur de leur mission. « Le plus stupide des élèves d’Uppingham a compris et senti qu’il avait une mission à remplir. » Cette constatation faite un jour par un étranger fut infiniment douce au réformateur, elle résumait d’un mot l’œuvre de sa vie.

« C’est une grande tentation, lisons-nous dans son journal, quand l’école est prospère, de se débarrasser des mauvais élèves ; je n’y ai jamais cédé. » Ailleurs il écrit : « C’est une hérésie de prétendre qu’il faut renvoyer les queues de classes. » Chez un directeur de collège, une telle attitude est héroïque dans un pays