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différenciation des sociétés, des groupes et des hommes, et il n’y aurait jamais eu de transformation sociale.

Mais comme les différences existaient, l’évolution sociale a toujours dû être le passage graduel de l’homogénéité à l’hétérogénéité, de la confusion à la division des organes, des fonctions, des compétences ; à la distinction des classes, à l’inégalité des conditions, des situations et des individus ; à la spécialisation de plus en plus accentuée de tous les élémens de la vie sociale qui, latens dans la communauté naissante, s’en détachent et se développent à travers les siècles.

Toute vie est mouvement et dépense d’énergie ; et aussi longtemps qu’il y a croissance et développement, il y a différenciation. Un groupe social doué de vitalité et d’énergie est un être collectif, qui croît et se différencie comme tous les êtres, hommes, animaux, plantes, qui se subdivise, se ramifie et se spécialise comme les littératures, et le langage, comme les sciences et le droit : les rameaux se séparent du tronc ; ils forment des êtres distincts qui, à leur tour, se différencient[1]. Dès qu’il y a développement, il y a différenciation et complexité.

Le moule social primitif n’a donc rien de fixe ; il n’est et ne peut être qu’une forme provisoire ; et comme tout organisme à tendance égalitaire et communautaire, il recèle en lui les causes de sa destruction, c’est-à-dire la variété infinie des besoins, des buts, des aptitudes, des intérêts, qui, en se multipliant, ont brisé l’enveloppe qui les contenait.

Le procédé de développement de la société est en principe celui de la nature organique. Son résultat est l’antithèse du dogmatisme collectiviste. Dans la nature, la fixité n’existe nulle part et à aucun moment. La variabilité est partout et toujours. Le monde est, à chaque instant, différent de ce qu’il était à l’instant précédent et « chaque étape est conditionnée par l’étape antérieure. » Dans toute l’étendue de l’univers et à tout moment, il y a des milliers et, des milliers de combinaisons, d’accidens, de possibilités d’existence cherchant à se réaliser. Pour tous les êtres aspirant à vivre, à se développer, à se multiplier, le problème est l’adaptation au milieu[2]. Chacun a ses qualités, ses propriétés, ses tendances particulières ; chacun a ses moyens d’action, ses besoins personnels et distincts de ceux des autres êtres ;

  1. E. Faguet, Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1902, p. 161.
  2. Le Dantec, Revue de Paris, octobre 1901. Article sur Darwin, page 601 et s.