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Peut-être eût-il été à souhaiter pour la mémoire de Barbey d’Aurevilly que sa renommée ne sortit pas de ce propice demi-jour, et que sa figure continuât de baigner dans les brumes de la légende. Ses amis en ont décidé autrement. On a réédité ses romans. La publication de son œuvre critique, qui comprend déjà une vingtaine de volumes, se continue. Enfin il a trouvé un biographe. Un lettré normand, M. Eugène Grêlé, consacre à la vie et à l’œuvre de son compatriote un consciencieux travail dont la première partie vient de paraître[1]. Le devoir d’un biographe est de substituer partout à la légende la réalité, à la fiction le vrai, qui est souvent plus merveilleux. M. Grêlé n’y manque pas. Grâce à lui, les années de jeunesse du mystérieux dandy de lettres n’ont plus pour nous de secret. Nous lui devons de connaître l’homme tel qu’il était au naturel et au vif, avant le déguisement. La comparaison est des plus divertissantes.

Il ne s’appelait pas d’Aurevilly. Ce nom, qui n’est qu’un nom de terre, appartenait à un de ses oncles ; pour sa part, il était fils de Théophile Barbey, et il avait dépassé la trentaine qu’il n’avait pas cessé de s’appeler Barbey, comme père et mère. Il n’était pas gentilhomme. Les Barbey étaient de petits propriétaires terriens qui n’avaient jamais possédé ni titres, ni charges, ni offices, jamais paru à la cour et jamais frayé avec la noblesse de la contrée. Il n’a jamais tenu une épée. Tout jeune, il avait éprouvé quelque velléité de se faire soldat ; mais la prudence de sa famille contraria ses instincts belliqueux. Comme guerrier, ses états de service se réduisent à avoir fait partie de la garde nationale et refusé de monter sa garde. Il n’a pas davantage bataillé dans les rangs de la jeunesse catholique et royaliste de son temps : son catholicisme fut longtemps aussi tiède que peut l’être celui d’un jeune homme élevé dans un milieu bien pensant et à qui pèse l’austérité de son entourage ; en politique, il faillit être républicain. Il n’a jamais eu les mœurs d’un dandy : ce genre de vie Suppose une certaine aisance ; or il était pauvre, et c’est même son plus grand mérite que de s’être toujours accommodé de la pauvreté et de l’avoir dignement supportée. Ni descendant des croisés, ni homme de guerre, ni chevau-léger, ni dandy, que pouvait bien être Jules Barbey ? sinon le type lui-même du petit bourgeois de province.

C’est là son fond. Natif de Saint-Sauveur-le-Vicomte, il y passe toute son adolescence. A dix-neuf ans, on l’envoie achever ses études au

  1. Eugène Grêlé, Jules Barbey d’Aurevilly, sa vie et son œuvre, d’après sa correspondance inédite, 1 vol. in-8o, Caen, chez Jouan, éditeur. — Barbey d’Aurevilly, romans et œuvres critiques, chez Lemerre.