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par ses dimensions comme par sa portée, par son mélange particulier de réalisme et de rêverie ; elle l’est davantage encore par l’esprit qui l’anime.

On connaît la théorie de Nietzsche d’après laquelle l’ancienne tragédie grecque aurait pris naissance « dans le génie de la musique. » Ce que cette théorie peut avoir de vrai, ou simplement de raisonnable, je ne me chargerai point de le décider ; mais, je puis bien affirmer que la littérature et tous les autres arts de l’Allemagne ont pris naissance, et, aujourd’hui encore, plongent profondément « dans le génie de la musique. » La musique est le seul art dont les Allemands aient un besoin naturel ; ou plutôt, elle est pour eux une langue, plus significative et plus nécessaire que la parole même. Si étranger que soit un Allemand aux plaisirs esthétiques, la musique a pour lui un sens qu’elle n’a point pour le reste des hommes. Elle est plus intimement liée à sa vie, elle en rythme, pour ainsi dire, tout le développement. C’est ainsi que le docteur Mœbius, dont je parlais à cette place le mois passé, a beau considérer l’art comme une superfluité souvent malfaisante : ce savant ne peut s’empêcher de frémir et de s’échauffer lorsque le hasard l’amène à citer les noms de Hændel et de Bach. Et je ne prétends point conclure de là que les Allemands aient un goût musical supérieur au nôtre. Peut-être même le goût leur manque-t-il, en musique, d’autant plus volontiers que la musique sous ses formes les plus diverses est davantage pour eux un besoin de nature. Mais le fait est que, soit qu’ils écrivent ou qu’ils dessinent, ce sont des habitudes musicales qui, à leur insu, viennent toujours diriger leur création artistique. Leur littérature, notamment, dérive tout entière de la musique : et cela seul suffirait pour expliquer l’impossibilité spéciale où nous sommes de traduire non seulement un poème, mais un roman allemand. Si nous ne commençons point par nous placer, en quelque sorte, au point de vue « musical, » la beauté propre des œuvres allemandes, même les plus européennes, de Faust ou de Guillaume Tell, risque de nous demeurer incompréhensible. Les Contes d’Hoffmann, Ondine, Henri d’Ofterdingen, tout cela doit être considéré avant tout comme des scherzos, des andantes, des impromptus, à la manière de Schubert ou de Schumann ; et quiconque ne connaît point Mozart est hors d’état d’apprécier les lieds de Novalis.

Or c’est à ce point de vue « musical » que le roman de M. Frenssen a eu particulièrement de quoi toucher les âmes allemandes. L’inspiration musicale s’y retrouve partout, dans la composition des scènes et dans leur succession, dans un certain vague qui maintient