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science, est, à vrai dire, l’abandon de toute espérance de lui faire atteindre le fond des choses[1]. » C’est le point de vue même de l’agnosticisme, et l’Inconnaissable est précisément « le mystère de ces forces dont nous mesurons les effets, » sans en pouvoir définir la nature.

Soyons certains, dès aujourd’hui, qu’aucun progrès de la « Science » en général, ni d’aucune science en particulier, n’éclaircira le mystère, Ignorabimus : nous ignorerons ; nous continuerons d’ignorer ! Ce n’est pas le professeur Hæckel qui résoudra Les Enigmes de l’Univers[2]. Et la science elle-même, par une espèce de miracle, continuera d’évoluer d’un point de départ vers un but qui lui sont également inconnus. Infiniment féconde en applications pratiques, — du genre de celles que Renan affectait volontiers de mépriser, — et, peut-être, d’une autre part, en spéculations dont l’ampleur sera toujours le plus beau témoignage de la puissance de l’esprit humain, la science ne « justifiera » jamais son fondement, et tous les problèmes qu’elle résoudra ne l’avanceront pas plus dans l’avenir que dans le passé, vers la solution de ceux qu’au temps de Descartes ou de Condorcet, elle se croyait en droit d’espérer de trancher. A l’extrémité du domaine où la « Science » est souveraine, la théorie de l’Inconnaissable a dressé la borne qu’on pourra déplacer, mais qu’on ne renversera pas, ou à laquelle, quand on croira l’avoir renversée, on ne continuera pas moins de se heurter toujours.

Elle a posé aussi la borne qui sépare le domaine de la science du domaine de la morale ou de la religion. « Toutes les sciences réunies, avait écrit Descartes, ne sont rien que l’intelligence humaine, toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changemens que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire[3]. » Et on l’a cru longtemps, et quelques savans ou quelques philosophes le croient peut-être encore. Mais Descartes joue ici sur les mots ! De ce que l’intelligence humaine est toujours la même

  1. Ch. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. IV, p. 716.
  2. C’est le titre d’un livre encore assez récent où le professeur Hæckel, ayant réduit le nombre des « Enigmes de l’univers » à sept, puis à trois, et finalement à deux, ne les a peut-être pas résolues, mais n’en a pas moins affirmé la possibilité de les résoudre, et son droit de parler comme s’il les avait résolues. Une traduction française de ce livre a paru cette année même chez l’éditeur Schleicher.
  3. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Œuvres, t. XI, p. 202.