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je me suis demandé quelquefois si leurs « palais d’idées » n’étaient pas destinés à tomber un jour dans le même dédain ou le même oubli, mutatis mutandis, que les constructions de Duns Scot, « le docteur subtil » ou l’Ars magna du Majorquain Raymond Lulle[1]. Auguste Comte, en sa qualité de contemporain de ces grands Allemands, s’est posé la même question, et il l’a résolue contre eux. Il ne les a sans doute connus qu’à travers l’Allemagne de Mme de Staël et les amplifications déclamatoires de Victor Cousin, qui lui-même, dit-on, ne les avait qu’à moitié compris ! Mais cela lui a suffi pour entrevoir ce qu’il y avait de verbalisme ou de logomachie dans ces systèmes tant vantés. Aussi bien, s’il les eût approfondis davantage, les eût-il trouvés tous entachés d’un vice primordial et irrémédiable à ses yeux, qui est, comme l’on dit, de « poser l’absolu » pour en déduire le relatif, ce qui s’appelle répondre à la question par la question ; et, en effet, ce que Comte a poursuivi sous le nom de « Métaphysique » en général, c’est précisément toute philosophie qui débute par l’affirmation de l’ « absolu. » Mais au contraire la vraie « métaphysique, » la bonne, la sienne ! est celle qui n’affirme l’absolu, — ou l’Inconnaissable — qu’autant qu’elle s’y est, pour ainsi dire, heurtée dans toutes les directions qu’elle a prises pour y échapper ; qui ne s’incline en quelque manière devant le mystère des choses qu’après avoir épuisé les moyens humains d’en éclairer la profondeur ; et qui ne se propose pas enfin, comme celle de Fichte, de créer de son fond, et vraiment du néant, ex nihilo, l’homme, et le monde, et Dieu, mais, plus modestement, de les reconnaître, et de les définir, dans la mesure de notre pouvoir. Les autres métaphysiques sont toutes subjectives, la métaphysique positiviste est une métaphysique tout objective, — et j’entends par ce mot une métaphysique dont on a fait effort pour éliminer tout ce que les métaphysiciens ont môle généralement à la leur de leur manière personnelle de voir, et de leurs convictions a priori.

Ceci nous ramène au principe essentiel de la méthode

  1. Aux lecteurs qui seraient tentés de trouver ce jugement un peu sévère, je ne ferai pas cette mauvaise plaisanterie de leur demander s’ils connaissent la philosophie de Duns Scot, — dont Renan, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XXV, 404, 467, a donné une exposition qui est un de ses chefs-d’œuvre ; — mais je me contenterai de rappeler les invectives de Schopenhauer contre les « professeurs de philosophie » et je les renverrai à l’analyse de la philosophie de Fichte telle que l’a donnée M. Ch. Renouvier, Philosophie de l’histoire, IV, p. 6 et suiv.