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— J’hésitais à répondre. — C’est Euphorion, dit Gœthe. — Mais, répliquai-je, comment peut-il apparaître déjà dans cette mascarade, puisqu’il ne naît qu’au troisième acte ? — Euphorion, répondit Gœthe, n’est pas une créature humaine, c’est un être allégorique. Il personnifie la poésie, qui n’est liée à aucun temps, à aucun lieu, à aucun individu. Le même esprit à qui il plaira plus tard d’être Euphorion apparaît déjà sous la figure de cet enfant, semblable en cela aux fantômes qui peuvent être présens en tous lieux et apparaître à toute heure[1]. »

Des fantômes, le mot est de Gœthe, c’est par là que le poème finit. Le Faust, dans sa rédaction primitive, avait été simplement poétique ; il devint poétique et philosophique dans la Première partie de la tragédie, poétique et allégorique dans la seconde. La poésie n’est complètement absente nulle part, pas même de la Seconde partie, mais, à mesure qu’on avance, elle est dominée et refroidie par la réflexion. La vieillesse d’un grand poète, quelque vigoureuse qu’elle soit, est toujours la vieillesse, c’est-à-dire l’âge où l’on raisonne et où l’on se souvient plus qu’on ne sent, et, comme dit Gœthe, quelque puissante que soit l’entéléchie, elle ne maîtrise jamais entièrement le corps, et il est bien différent d’avoir en lui un allié ou un adversaire[2]. La rédaction des dernières parties du poème est plus lente, plus intermittente, plus laborieuse. Le style change ; il passe de la métaphore qui jaillit spontanément de l’imagination à l’allégorie qui se superpose artificiellement à l’idée. La physionomie des personnages s’efface. Méphistophélès, si vivant au début, s’atténue et s’humanise, et semble presque embarrassé de son rôle de tentateur ; on sent et il paraît sentir lui-même que son pari est perdu ; le poète l’incarne dans des figures secondaires ; il est le fou à la cour de l’empereur, l’Avarice derrière le char de Plutus, la gardienne du foyer de Ménélas. Faust lui-même n’est plus qu’un symbole, le symbole de l’humanité à la recherche de la beauté, de la vérité, de la liberté, du bonheur. Le plan se modifie, en suivant les transformations de l’esprit de Gœthe. Celui du Faust primitif et du Fragment de 1790 n’est pas celui de la Première partie de la tragédie ; les deux plans se superposent dans la rédaction de 1808, sans se pénétrer ; on dirait deux poèmes emboîtés l’un dans l’autre. Enfin, dans la Seconde partie,

  1. Conversations, 20 décembre 1829.
  2. Ibid., 11 mars 1828.