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LES DEUX VIES. 69 qu’elle avait blâmé ou plaint en d’autres femmes, victimes de fatalités particulières, elle ne le concevait pas pour sa mère. Elle l’estimait incapable d’une défaillance et en repoussait limage avec une pudeur irritée; sa raison s’y serait-elle résignée, son culte filial se fût toujours révolté jusqu’en ses profondeurs obscures, et aussi son éloignement farouche, âme et sens, de ce mystère de la volupté qu’elle jugeait dégradant, et que d’ailleurs elle ignorait. Non, elle ne pouvait s’y faire : l’eût-elle compris, excusé même, son instinct se cabrait. Alors, que restait-il? Le renoncement? s’efforcer d’arracher de soi la pensée qui s’attache à la chair, et vous consume : agoniser des mois, des années peut-être, de ce tourment?... Ah! la vie, en vérité, était trop mal faite ! Elle regardait anxieusement sa mère. Elle avait deviné tout de suite d’où M"^ Favié revenait. Ses yeux rouges, son air pé- nétré, contrit.., nul doute, elle s’était confessée; mais, de ce grand acte, qui renouvelait sa ferveur après une longue inter- ruption, elle ne rapportait ni allégement ni paix : cela se voyait sur ce beau visage en détresse, qui semblait déjà, — était-ce une illusion? — s’ombrer d’un reflet précurseur du déclin. — A quoi penses-tu? petite mère. — A Ay gués- Vive s, répondit une voix comme absente. Oui, une nostalgie la rappelait vers le paysage quitté trop tôt. En quelques semaines, que de changemens pour elle, pour Francine! A celte minute, dans la splendeur d’octobre, Aygues- Vives était une fantasmagorie pourpre et jaune. Les parterres épanouissaient leurs dernières roses; à l’air doux, saturé d’eau, seuls restaient verts les peupliers et les saules ; les trembles rami- fiaient leurs réseaux noirs. Le cinabre vif des vignes vierges jon- chait le sol. Entre les grands marronniers étendant leurs palmes, c’était un jour d’or; dessous, un tapis de rouille ardente, de co- peaux fauves. Elle revoyait la Seine pareille à un lac, et elle sentait monter des terres mouillées, des sources dans le gazon, des fruits tombés, l’odeur de l’automne, une odeur de vie dé- composée et hâtive, comme si tout achevait de pousser et que ce qui restait de sève s’exhalât avant de mourir. L’automne autour d’elle, l’automne en elle!... Charlie avait sa réponse, le coup l’aurait frappé au cœur; il se taisait. Ce si- lence cruel l’oppressait d’un remords ; et elle se sentait lasse d’avoir vécu jusqu’à ce jour.