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trouvaient dans ces voitures où s’entassaient les gens de leurs maisons, leurs familiers et commensaux. C’était un curieux et plaisant assemblage de robins dévêtus de la robe, de petits collets sans église, de vieux marquis, aimables libertins : le maigre, long et osseux d’Aigrefeuille ; le correct Montferrier avec son catogan ; Villevieille, philosopheur comme un Voltaire ; Cussy, l’effroi des sommeliers. L’émigration ralliée et quémandeuse figurait comme en raccourci sur les coussins de ces carrosses… Mais le spectacle qu’offraient les Egyptiens intéressait bien davantage le badaud ébahi. A voir ces hommes au teint bistré, aux chausses bouffantes, aux caftans verts, aux turbans à aigrettes, on aurait dit vraiment de janissaires accompagnant leur grand Seigneur, du seraï à la mosquée. Un pareil étalage de l’Orient, en plein Paris, sous les buées de germinal, proclamait pompeusement l’immense orgueil de Bonaparte. Des grenadiers et des mamelouks ; Aboukir lui faisant escorte avec Marengo ; l’Afrique s’unissant à l’Europe pour célébrer sa gloire : Alexandre-Iskander déjà ; bientôt César !… Six de ces Egyptiens menaient en laisse de superbes genêts, cadeau du roi d’Espagne, — pareils à ces chevaux de « soumission » qu’avait jadis offerts au « Roumi, maître de l’Heure » le religieux effroi du musulman. Sur leur passage, le peuple regardait, non sans une vague terreur, ces Suleyman, ces Abdallah, ces Ibrahim, car de sinistres légendes racontaient leur férocité. On les disait exécuteurs des muettes vengeances du Premier Consul. La nuit, affirmait-on, ils s’introduisaient dans les prisons et s’en faisaient ouvrir les geôles ; le cordon, l’impitoyable cordon de soie, était alors manié par eux, et bientôt, leur sultan comptait un ennemi de moins !… Fables odieuses, absurdes calomnies dont il faudra pourtant nous occuper, au cours de ces récits.

… Soudain, un frisson de joie fit onduler la foule : « Le voilà ! » Et les têtes s’allongèrent entre les baïonnettes… C’était lui…

Jamais, depuis les jours, si lointains déjà, de la royauté, plus fastueux équipage n’avait traversé Paris : carrosse attelé de huit chevaux, piqueurs, cocher, laquais, portant la poudre et le