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cheveux sont coupés courts, et, sous le chapeau à cocarde on devine la mèche rabattue sur le front. C’est déjà le visage du Napoléon légendaire, de cet homme que ses contemporains, — les caillettes surtout, — trouvèrent « sauvagement laid, » de ce « nabot tondu, » de ce « petit singe vert » que brocarda la sottise en perruque de l’émigré ; mais qui, dans le lointain séculaire du passé, tout auréolé de gloire et divinisé par les apothéoses, nous apparaît superbe, en sa beauté classique…

Napoléon Bonaparte n’avait encore que trente-deux ans, et la rapidité de sa fortune tenait du prestige. Sept années auparavant, général sans emploi et famélique, trop pauvre pour s’acheter même les galons de son uniforme, on l’avait pu voir perchant dans une infime hôtellerie du quartier des Petits-Pères, grignotant le dîner à quarante sous que cuisinaient les gargotes du Palais-Egalité, vitupérant chez l’ami Permon contre l’injustice de son destin, menaçant d’offrir son épée au grand Turc, et s’en allant au jardin des Plantes se consoler des hommes par le « spectacle de la Nature : » un désespéré. Mais, en ce court espace de vie humaine, tant de choses s’étaient succédé dans la République : — deux constitutions et leurs gouvernemens ; plusieurs conspirations punies d’exil, de déportation ou de mort ; des émeutes, des coups d’Etat ridicules ou féroces — et bientôt, Montenotte, Arcole, Rivoli, les Pyramides, mais surtout l’universel écœurement de la France, avaient permis un Dix-huit brumaire et même l’avaient innocenté. Aujourd’hui le fils de « la mère La Joie, » comme l’appelaient les royalistes, le chétif officier, ce croquant de cape et d’épée de qui l’apport matrimonial avait mis en liesse le notaire Raguideau, habitait les Tuileries, et faisait coucher la « petite créole, sa femme, dans le lit des Bourbons »… Fortune brusquée par le génie ; génie justifiant la Fortune !…

Plus puissant, d’ailleurs, que n’avait été aucun de ces Bourbons. Sa France de 1802 était vraiment très grande. Dans tout le passé monarchique de son histoire, jamais encore elle n’avait étendu aussi loin ses frontières, agrégé tant de cités diverses, assimilé tant de peuples à ses institutions. La Flandre et le Hainaut, le Brabant, le Pays de Liège, le Luxembourg, la rive gauche du Rhin, la Savoie, le Comté de Nice, le territoire de Genève étaient administrés par ses préfets ; ses soldats occupaient le Piémont qu’elle allait s’annexer, Gênes et Savone, le Milanais, l’Emilie, la Romagne, le Valais, la Hollande ; des Etats