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vont nu-pieds… » Des loques, de la vermine, — et pis encore, la faim ! Le supplément de viande, fixé par jour à dix centimes par homme, ne se distribuait plus, et la solde elle-même demeurait impayée. En mars 1802, le troupier n’avait pas touché son prêt depuis trois mois ; l’Etat devait aux officiers un trimestre d’appointemens et tout un semestre d’indemnité. Les fournisseurs, bouchers et boulangers, refusaient donc de faire crédit, et « l’ordinaire » manquait souvent à la gamelle. « Envoyez-moi des fonds, suppliait le colonel Godard, car il m’est impossible de faire vivre mes hommes… Nous n’avons pas un centime pour acheter des légumes ; on nous refuse même la viande et le pain de la soupe… » Vraiment la détresse de cette armée était navrante. Des maladies contagieuses produites par la fatigue, l’absence d’hygiène, les privations, sévissaient sur toutes les demi-brigades. Or, dans les régimens, bien peu de médecins militaires, et dans beaucoup de ces petites villes bretonnes, aucun hôpital. Au mois de floréal an X, sur un effectif de 15 000 hommes, l’armée de l’Ouest comptait près de 2 000 indisponibles.

Mais ce fricot de la gamelle que l’Etat ne pouvait leur fournir, cavaliers et fantassins le demandaient à la maraude : ils rapinaient. Les capotes bleues et les dolmans verts étaient devenus la terreur des closeries. Souvent, rassemblés par bandes, les soudrilles et les bonnes pratiques s’abattaient sur une ferme solitaire, vidaient la huche et le poulailler, puis s’en retournaient vers la ville avec leur prise de guerre, embrochée au briquet ou au bancal. Souvent aussi, arrivée aux barrières, l’expédition se terminait par un combat. Les employés de l’octroi et les gendarmes voulaient confisquer le butin et empoigner les fricoteurs ; alors une bataille s’engageait où le soldat rossait avec délice le « cogne » et le « gabelou. » Ces sortes d’amusemens faisaient gémir les maires et les préfets, sans trop irriter Bernadotte. Il prescrivait, toutefois, à son ami Simon de rédiger un ordre du jour, et aussitôt le chef d’état-major se mettait en frais d’éloquence. Il déplorait « le silence ambigu des lois, » blâmait « les percepteurs trop exigeans et les militaires trop emportés, » recommandait enfin aux « guerriers la noble pratique des vertus civiles… » Quant à l’officier, il s’égayait d’une autre manière : lui, recherchait les duels. D’ailleurs, les occasions « d’en découdre » ne faisaient point défaut. Profitant des premières amnisties, quelques émigrés commençaient à reparaître en Bretagne. Très