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se comportaient en scandaleux ivrognes ; plusieurs enfin, lieutenans ou capitaines de cinquante ans, se faisaient trop âgés. La mise en réforme menaçait donc ces cheveux gris, ces trognes que balafraient les rides… La mise en réforme ! — l’épouvante, en ces jours-là, de tous les vieux qu’avaient appesantis leurs campagnes, de tous les jeunes qu’avaient mutilés les combats. D’ailleurs, elle atteignait, arbitraire et sournoise, les militaires qui déplaisaient. Le Directoire en avait usé sans mesure ; Bonaparte en abusait sans scrupules. Plus de jacobins dans ses armées ! Et cette 82e, qui était jacobine tout entière ! Aussi, comme on y détestait le « nabot, » le « pygmée, » l’« embryon bâtardé de la Corse ! » Mais aux trivialités ordurières de leurs injures, ces abrupts grognards mêlaient souvent un nom, espoir de leur haine : Moreau.

En garnison à Rennes depuis assez longtemps, beaucoup d’officiers de la demi-brigade s’y étaient mariés. Or, Moreau était populaire en cette ville, et très aimé d’une bourgeoisie frondeuse, patriote et républicaine. On s’y rappelait avec plaisir l’étudiant tapageur, le prévôt de droit, le « général du parlement, » qui, jadis, lors des émeutes de 1789, avait si bien crossé les « paltoquets à particule. » On s’y souvenait aussi du commandant de volontaires, entraînant une ardente jeunesse vers la frontière, à la victoire… Oh, celui-ci n’était pas comme « l’autre » un étranger, mais bien un vrai Français de France ; mieux encore, un Morlaisien, un Breton bretonnant !… Heureux d’une telle popularité, Moreau la cultivait avec soin. Depuis dix ans (sa correspondance en fournit la preuve), il s’était fait le protecteur, le patron, le banquier des Breiz et des Gallos de sa chère Armorique. Sa porte, ni sa bourse ne leur étaient jamais fermées. Toujours très bon enfant avec les humbles, le général se montrait camarade avec tous ses « pays. » Il avait dressé sa femme et sa belle-mère à les bien recevoir, et les deux grincheuses créoles se mettaient en frais de coquetterie pour le Morlaisien, le Léonard, le Rennais, le Malouin. On les invitait aux soirées de gala où venait chanter Elleviou, — encore un « pays, » ce ténor ; on leur faisait tirer le chevreuil dans les réserves de Grosbois. En outre, à certains jours, un repas bretonnant : Moreau s’en allait dîner, à Chaillot, chez le citoyen Rupérou, juge au tribunal de cassation, un « Minos » des Côtes-du-Nord. Là, il se rencontrait avec les Gandon et les Ginguené, les Lanjuinais et les Kervelegan. On buvait du cidre,