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Masséna et les Augereau avaient ainsi bien mérité de la patrie. Moreau lui-même, l’intègre et pur Moreau, avait très souvent « houssardé : » sa vertu était d’un Danton, beaucoup plus que d’un Robespierre. N’ayant pour bien patrimonial qu’un revenu de 800 francs, il possédait maintenant un hôtel à Paris, un château à Grosbois et quelque cent mille livres de rentes : dépouilles opimes, gagnées à détruire les tyrans. Mais personne, sauf l’ingrat Consul, ne les reprochait à ce « dernier des Romains, » et d’aucuns voyaient en lui le modèle accompli du héros… Car ils étaient nombreux les officiers pour qui cet homme semblait incarner la science et le génie militaires, l’honneur et la gloire de la Nation. Leur injuste engouement le comparait à Bonaparte : celui-ci, téméraire, faiseur d’entreprises hasardées, victorieux de par la fortune, sacrifiant sans pitié la « chair à canon, » bourreau de ses armées ; celui-là réfléchi, pratiquant les méthodes scientifiques, vainqueur de par ses calculs, ménager de la vie humaine, et vraiment « père de ses soldats… »

« Ah ! si Moreau voulait !… » Un simple mot de lui, affirmaient ses admirateurs, suffirait à soulever tous les régimens. On détruirait ainsi l’usurpation consulaire ; on fusillerait ou l’on déporterait le despote ; on proclamerait Moreau dictateur, et Moreau, cette âme antique, réunirait la Convention… La Convention ! En vérité, l’historien demeure stupéfait, quand, dans les documens de cette époque, il voit se formuler un pareil vœu. Et cependant, c’était bien à la Convention que rêvaient, en la fumée des tabagies, vêtus de la redingote bourgeoise et coiffés du chapeau à étoiles, un Argout, un Sabathier, un Sandoz-Laroche et autres généraux mis en réforme. Et c’était à la Convention que songeaient les déportés de l’Armée de l’Ouest, les critiqueurs, les cabaleurs de la 82e : la Convention rétablie par Moreau !…

« Ah ! si Moreau voulait !… » Pourtant, on le savait prudent jusqu’à l’indécision, manquant de volonté, — même dans la bataille, — général des retraites et non des offensives, menant d’ailleurs sa vie comme il dirigeait ses campagnes, répugnant aux aventures, à l’action, à l’audace, et souffrant aujourd’hui dans sa vanité ombrageuse et jalouse bien plus qu’en son orgueil et qu’en son ambition. Oui, mais on le savait aussi exaspéré par la haine, enclin comme tous les faibles aux coups de tête désespérés, et, grand de cœur, sinon de caractère, tout à fait incapable de lâche vilenie. On pouvait donc agir sur ce débile courage,