Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/871

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diphtérie. Pour y arriver, à des distances que le chemin de fer n’atteint pas, il lui faut faire un long trajet dans le chariot couvert où un marchand ambulant d’assez mauvaise mine lui a donné place. Plusieurs journées dans les bois, à travers la grande forêt monotone. Toujours les mêmes colonnades interminables, à côté d’un inconnu qui lui demande de temps à autre si vraiment elle n’a pas peur, d’un ton qui lui fait comprendre toute l’étendue de son imprudence. Elle arrive saine et sauve, pour se trouver, à l’hôpital, sous la férule d’un vieux médecin rétrograde et méfiant. Logée dans une chambre contiguë à celle des morts, elle a le souvenir, à demi comique, à demi macabre, d’un cadavre galvanisé par la vodka. Un gémissement l’a éveillée ; celui qu’elle croyait mort demande à boire et elle lui procure une dernière consolation en lui versant de l’eau-de-vie. Là-dessus il ressuscite, se lève, fait quelques pas, mais c’est pour mourir tout de bon en regagnant son lit. Le feu de paille s’est éteint. Grâce à elle, du moins, il a eu encore un bon moment. Des varioleux la chassent de son asile occupé d’ordinaire par les maladies contagieuses. Il y a tant de malades qu’on ne sait plus où la mettre dans l’hôpital, d’ailleurs fort petit ; bref, elle se trouve logée, par faveur, dans la prison de l’endroit. Sa cellule n’est pas mauvaise, mais elle est forcée de se soumettre au régime des condamnés, on l’enferme le soir. Singulière prison où il suffit que les détenus rentrent à une heure déterminée pour se faire mettre sous clef jusqu’au matin. Leur jeune voisine les intrigue fort : « Qu’a-t-elle fait, celle-là ? — Rien, prisonnière volontaire. » Ce qui m’intéresse le plus dans son récit, c’est l’impression que cette enfant des villes éprouva quand pour la première fois elle se trouva devant un paysan. Il représentait ce peuple qu’elle rêvait de servir. Aimer, instruire le peuple, on ne songeait qu’à cela en 1870, et avec quelle ardeur avait-elle partagé le désir général ! Ce colosse barbu, déguenillé, malpropre, farouche, lui fit peur. Pour lui, cependant, elle avait tout quitté ! Et, malgré cette première impression, elle n’a jamais cessé de se dévouer à lui d’une manière ou d’une autre

Je vois encore agir tout près de moi, en Petite-Russie, une femme-médecin dont l’histoire, pour être moins romanesque, n’est pas moins intéressante. C’est une blonde robuste, aux traits accentués, indiquant la volonté ferme et la bonté surtout. Elle a été quelque temps à la tête d’un hôpital considérable du