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sont en partie des œuvres de circonstance et dont la valeur réside surtout dans l’intention polémique. Pour ne prendre qu’un exemple, si la Religieuse est autre chose qu’un roman libertin et saugrenu, il faut que ce soit un réquisitoire contre les couvens, et Diderot n’est excusable de l’avoir écrit que s’il a voulu par ce moyen épargner aux jeunes filles sans vocation pour la vie monastique les tortures d’une réclusion forcée. Mais alors quel malheur que l’œuvre ait paru après que les couvens de l’ancien régime, forcés par la Révolution, appartenaient déjà au passé ! D’autre part, c’est ici la source d’une erreur ou d’une illusion à laquelle n’échappent que bien rarement les biographes de Diderot. Car c’est à travers son œuvre tout entière que Diderot leur apparaît aujourd’hui. Quand ils songent à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ou au rédacteur de l’Encyclopédie, il leur est difficile d’oublier totalement l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville et du Rêve de d’Alembert. Ils n’arrivent pas à l’apercevoir avec les mêmes yeux que faisaient les contemporains, moins complètement informés que nous. Ils s’abusent sur la place qu’il a tenue dans son temps et sur la part d’influence qui lui revient.

Diderot meurt en 1784. À qui laisse-t-il le soin de publier ses manuscrits ? Ce n’est pas à Grimm, son ami le plus intime et dont il avait été le collaborateur assidu, c’est à Naigeon. Il connaissait pourtant le personnage et savait ce qu’on pouvait craindre de lui, puisqu’il ne pouvait ignorer que plus d’un passage des écrits de d’Holbach ne fût de sa façon. Sur un point particulier, il avait lui-même constaté certaine manie de son futur éditeur. C’est au surplus Naigeon qui nous en informe. « Diderot, souvent témoin de la colère et de l’indignation avec lesquelles je parlais des maux sans nombre que les prêtres, les religions et les dieux de toutes les nations avaient faits à l’espèce humaine, et des crimes de toute espèce dont ils avaient été le prétexte et la cause, disait des vœux ardens que je formais pectore ab imo pour la destruction des idées religieuses, quel qu’en fût l’objet, que c’était mon tic, comme celui de Voltaire était d’écraser l’infâme. » On nous dira peut-être qu’il n’y avait rien là pour effrayer Diderot ; mais justement la question est de savoir dans quelle proportion l’athéisme de Diderot a été revu et augmenté par celui de Naigeon. Que celui-ci ait eu une âme de disciple, cela ne fait pas de doute ; mais on voudrait savoir dans quelle mesure le maître a été victime du disciple. Naigeon est de ces obséquieux et de ces médiocres qu’il n’est pas rare de voir s’insinuer auprès d’un grand écrivain et prendre sur lui une singulière et réelle influence. Un jour vient où ils accaparent sa mémoire, la rapetissent