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comme ailleurs il a prêté à Diderot ses idées philosophiques ? Il paraît que le manuscrit du Salon de 1767 existe et que quelqu’un l’a vu. Où est-il ? Où sont les manuscrits de Diderot et est-il exact, comme se sont empressés de le déclarer les différens éditeurs, qu’ils aient été détruits ? Que valent ces copies qui ont circulé chez les libraires d’Allemagne ? Que valent les copies ou les originaux envoyés à Saint-Pétersbourg avec la bibliothèque achetée par Catherine ? Qu’est-il advenu des papiers de Naigeon ? Autant de questions qu’un éditeur de Diderot ne saurait plus éluder. À défaut d’une comparaison avec les manuscrits, il est toujours possible de faire sur les textes mêmes un travail analogue à celui qu’a fait M. Dupuy sur le texte du Paradoxe, afin d’y découvrir les traces de remaniemens. En tout cas, il est acquis dès maintenant, — ce qu’au surplus on soupçonnait depuis longtemps, — que l’édition Assézat est désormais insuffisante, que le texte de Diderot offre une matière encore neuve au travail des érudits et que l’édition critique des œuvres de Diderot reste à faire.

Une autre question, et non la moins curieuse à élucider, serait celle de l’espèce de mystère dont s’entourent les dernières années de Diderot. Tandis qu’en une dizaine d’années, il avait publié coup sur coup : les Pensées philosophiques, les Bijoux, la Lettre sur les Aveugles, les opuscules sur l’art dramatique, brusquement il cesse de publier et, pendant plus de vingt années, le seul ouvrage qu’il donne au public est ce lourd et fastidieux Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Quelle peut être la cause de cette sorte de retraite ? Notez que, pour aucun autre écrivain, nous ne constatons un fait analogue. Bayle, Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Rousseau restent sur la brèche jusqu’au dernier jour, publiant de nouveaux ouvrages, corrigeant les éditions des anciens. Dans le cas d’un Racine qui se condamne au silence, nous savons exactement quels motifs l’y ont déterminé, quels déboires et quels scrupules lui ont fait souhaiter le repos. Pour ce qui est de Diderot, on n’aperçoit aucun motif plausible. Est-ce que ses travaux d’éditeur de l’Encyclopédie occupent toute son activité ? Mais le moment où il cesse de publier est justement celui où s’achève l’Encyclopédie. Est-ce qu’avec la prodigalité qui lui est coutumière, il se laisse prendre par les importuns le meilleur de son temps et ne sait pas assez bien défendre son travail personnel ? Mais ç’a été l’histoire de toute sa vie. Est-ce qu’il a redouté l’extrême hardiesse de quelques-uns de ses écrits et craint que l’heure ne fût pas venue de les faire paraître ? Il est d’avis qu’il y a deux classes d’écrivains : « ceux qui ont travaillé pour le commun, qui se sont assujettis aux idées courantes et qui ont perdu de