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REVUES ÉTRANGÈRES

Mais plus volontiers encore le jeune philologue insiste sur un des traits particuliers de cette barbarie : la tendance de la civilisation contemporaine à vouloir tout réduire au point de vue historique, profanant ainsi les choses les plus hautes et les plus sacrées. « Le point de vue historique, dit-il, n’a de raison d’être que lorsqu’il sert à fournir des motifs d’action. Or, voici maintenant qu’on se met à apprendre la religion, même aux enfans, en se plaçant au point de vue historique ! Quel signe effrayant de l’abaissement de l’intelligence ! » Voici quelques autres réflexions, non moins caractéristiques, sur la manière dont ce point de vue historique est appliqué aujourd’hui à l’appréciation du génie :

Notre temps a découvert un excellent moyen de se dérober à la reconnaissance qu’il doit au génie. Quand il ne peut pas le nier, l’ignorer, le calomnier, le persécuter, il se borne à le « déduire historiquement. » De cette manière, tout rentre dans l’ordre, et le génie se trouve ramené aux proportions de notre banalité.

Quelle étrange philosophie de l’histoire, celle qui considère le génie comme le produit de la médiocrité où il naît ! C’est le contraire qui est vrai : le génie forme son temps, au lieu d’en être formé. Quand il tombe parmi les hommes, son action se traduit par des cercles concentriques, comme celle de la pierre qui tombe dans l’eau ; Qui donc s’aviserait de prétendre que ce sont les cercles de l’eau qui font tomber la pierre ?

Il n’y a rien de plus utile au monde que le génie, ni de moins égoïste. Des milliers de talens ne vivent que de lui. Sans Gœthe, les Platen, les Ruckert, les Tieck, ne seraient rien, ou presque rien. Que serait notre Allemagne sans Gœthe ? sans Luther ? Et toute une foule de niais, voyant les choses à rebours, nous importunent du matin au soir à nous crier : « Que seraient Gœthe, Luther, sans leur temps ? »

La série de ces aphorismes, après s’être poursuivie pendant dix ans, s’arrêta tout à coup en 1878, après la publication d’Humain, Trop Humain. Du jour où il reçut le recueil de Nietzsche, Rohde cessa à jamais d’inscrire dans son agenda le détail de ses réflexions quotidiennes sur les hommes et les choses : tel, autrefois, le maître milanais qui renonça à la peinture en voyant un tableau de Léonard de Vinci. Et ce trait pourra suffire à donner une idée de l’attitude qu’a toujours eue l’auteur de Psyché vis-à-vis de son ami. Il éprouvait pour celui-ci une admiration respectueuse qui souvent est allée jusqu’à l’entraver dans l’exercice de son propre talent. Non qu’un excès de modestie l’empêchât de se rendre compte de sa valeur personnelle : mais il reconnaissait chez Nietzsche un pouvoir de création artistique dont il se sentait dépourvu, et en comparaison duquel toute science et toute intelli-