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près qu’il devait rester toute sa vie. Sa pensée ne devait point cesser de se développer, avec les années ; mais déjà elle s’était choisi une voie d’où elle n’allait plus sortir. Aussi comprend-on que son ami ait tout de suite subi son influence, sauf à différer d’opinion avec lui sur mille points de détail. Il s’indignait, par exemple, de ce que Rohde ne poussât point comme lui la ferveur wagnérienne jusqu’à n’admettre dans l’œuvre de Wagner que les drames lyriques de la seconde période. Mais davantage encore, et d’une façon plus piquante, le contraste de leurs deux caractères se fit voir quelques années plus tard, lorsque la guerre de 1870 vint mettre à l’épreuve leur conception du patriotisme.

On sait que Nietzsche, à la première nouvelle de la déclaration de guerre, sollicita et obtint à grand’peine du gouvernement suisse la permission d’aller s’engager dans l’armée allemande[1]. Sa sœur nous a même raconté comment, tout le long du chemin, son exaltation patriotique débordait en chansons guerrières, en hourrahs, en libations à la santé du roi de Prusse et au triomphe des armées prussiennes. Rohde, lui, — qui du reste n’était pas plus Prussien que Nietzsche, — avait accueilli la nouvelle de la guerre avec plus de sang-froid. — Il avait songé un moment à s’engager ; mais, n’ayant point de préparation militaire, il s’était résigné à rester tranquille. Et, pendant que son ami composait des dithyrambes en l’honneur de la Prusse, il consignait dans son journal l’inquiétude douloureuse que lui causait cette guerre, quelle qu’en dût être l’issue. Il s’effrayait à la pensée du dommage qui allait résulter, pour la vie intellectuelle de l’Allemagne, du triomphe de l’esprit prussien. Il écrivait à son ami : « Les temps sont trop noirs pour que j’aie la force de me réjouir. Du sang et toujours du sang, un accroissement quotidien de la souffrance et de la misère : quand cela finira-t-il ? Et ensuite ? La perspective de la paix me paraît bien sombre, elle aussi. Je ne vais pas jusqu’à redouter un nouveau moyen âge : mais je prévois une montée terrible de la barbarie présente, une suppression complète de toute force profonde, de toute vie artistique, de tout pouvoir créateur...…prits ont pressenti un retour inévitable de la barbarie ! » Mais, lorsque, dix ans après, Nietzsche, convaincu à son tour de ce « retour de la barbarie, » proclamait tout haut la honte qu’il éprouvait de sa qualité d’Allemand, Erwin Rohde se refusait à le suivre jusqu’à une négation aussi radicale du patrio-

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1897. Voyez la Revue du 15 mai 1897.