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(ou l’immoral) ne naît que quand ces émotions se trouvent guidées et réglées par la conscience et la réflexion : or, jamais la musique ne saurait effectuer ce lien de l’émotion et de la réflexion. Son royaume est le tréfonds ténébreux du monde, où l’homme plonge, lui aussi, comme le reste des choses : mais elle ne saurait s’élever jusqu’à ce qui est proprement humain. De là son obscure puissance, son pouvoir à provoquer de vagues pressentimens : et de là son incapacité à exprimer l’individuel. Ainsi la musique est toujours innocente : elle l’est non point parce qu’elle s’élève au-dessus du mal moral, mais parce qu’elle reste au-dessous de lui. »

Et, de même qu’il a toujours eu besoin de musique, Rohde s’est toujours senti attiré pas les autres formes de l’art. Il employait tous ses loisirs à explorer les musées d’Allemagne. À vingt-quatre ans, envoyé en Italie pour compulser des manuscrits dans les bibliothèques, les fresques des églises lui faisaient oublier l’objet de son voyage ; et il écrivait à ses amis de longues lettres toutes remplies du témoignage de ses impressions artistiques. « Florence, disait-il, c’est avant tout, pour moi, Fra Angelico. J’ai lu quelque part, autrefois, qu’Overbeck n’admettait rien, dans l’art, au-dessus de Fra Angelico ; et, de loin, ne connaissant ce maître que par la gravure, je m’étonnais d’un tel paradoxe. Mais lorsque je me suis trouvé en face de ses peintures, j’ai compris peu à peu comment un artiste catholique pouvait y trouver l’expression suprême de son idéal. Le fait est que, pour la grâce enfantine, les figures de Fra Angelico sont incomparables. Et personne n’a mieux exprimé le christianisme primitif, cet évangile de l’amour qui n’a été prêché qu’aux âmes enfantines. » Dans son journal, Rohde notait des réflexions sur les caractères essentiels de la peinture de portrait, sur la part de réalisme que comporte le paysage, sur la décadence de l’art italien au début du XVIe siècle. Il s’occupait aussi beaucoup des poètes, surtout de Goethe et des romantiques allemands. La littérature allemande ne l’intéressait pas moins que les lettres anciennes : et, s’il a dû à son ami de connaître la musique de Wagner, son ami, en revanche, lui a dû de faire connaissance avec bon nombre de poètes allemands qu’il a ensuite cultivés de très près. Enfin, voici une observation qui est plus proprement le fait du philologue, et qui, cependant, ne serait pas indigne de figurer parmi les plus ingénieux aphorismes du Crépuscule des Faux Dieux : « À mesure qu’on pénètre davantage dans l’intimité d’une langue étrangère, on devient plus incapable de traduire des poèmes, ou même des ouvrages de prose, écrits en cette langue. On s’aperçoit alors qu’aucune autre