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ensuite avoir ôté à ce mélange la valeur artistique qui résulte de l’ensemble de ses élémens, quelque savant qu’il soit j’affirme qu’il se trompe ! »

D’année en année, désormais, Rohde allait avoir plus de peine à suivre son condisciple dans la voie nouvelle où celui-ci s’était engagé. « Je ne comprends pas qu’il s’imagine faire preuve de liberté intellectuelle ! écrivait-il à un ami commun, en 1882. Je ne connais qu’un seul esprit vraiment libre, parmi les grands esprits, c’est Goethe : et celui-là n’est aussi libre que parce qu’il reconnaît une valeur à toute chose, prise pour ce qu’elle est, au lieu de se permettre (comme le soi-disant libre esprit de Nietzsche, Voltaire, et ses pareils) de condamner radicalement une moitié de l’existence humaine au bénéfice de l’autre. » Il persistait à admirer le génie de l’auteur de Zarathustra : mais l’âme de celui-ci lui faisait à présent l’effet « d’habiter une région où aucune autre âme ne saurait pénétrer. »

Et Nietzsche, avec son impressionnabilité maladive, sentait cette désapprobation, sous les éloges que lui adressait Erwin Rohde : il en souffrait si cruellement, que, un jour enfin, il prit le premier prétexte venu pour se fâcher tout à fait. Avec les idées qu’on lui a vues sur l’irréductibilité du génie, et d’ailleurs avec son incompétence d’étranger, Rohde n’avait qu’une estime médiocre pour l’œuvre critique de Taine. En quels termes le fit-il entendre à Nietzsche, dans une lettre qui malheureusement ne nous a pas été conservée ? Toujours est-il que Nietzsche lui répondit par une longue lettre toute remplie des injures les plus offensantes. « Si je ne connaissais de toi que ces phrases, lui disait-il par exemple, je te mépriserais profondément pour un tel manque d’instinct et de tact. Tu peux dire sur moi-même, suivant ton habitude, toutes les sottises que tu voudras : cela est dans la natura rerum, et je ne m’attends pas à autre chose… Mais, au sujet de M. Taine, je te supplie d’être plus réservé. Des grossièretés comme celles que tu dis et penses de lui m’agacent. Je puis les pardonner à un prince Napoléon, non pas à un homme qui est mon ami ! »

Ainsi finit cette amitié, qui pendant plus de dix ans avait été un échange continuel de pensées et de sentimens, l’union profonde de deux cœurs et de deux cerveaux. La rupture eut lieu en 1887. Quelques mois après, Rohde recevait, de Turin, le tragique billet où Nietzsche lui faisait savoir que, devenu dieu lui-même, il l’admettait à partager sa divinité.


T. de Wyzewa.