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Paris, 52, rue de Lille, 28 septembre 1867.

Cher Monsieur, vous avez bien raison de m’accuser de paresse, mais d’oubli vous auriez tort. Je mène une sotte vie dans une solitude presque complète, et je n’ose guère écrire à mes amis, n’ayant rien à leur dire que ce que je tirerais de mon propre fonds qui ne vaut plus rien pour l’exportation. Je suis asthmatique, ἐξοχώτατε Κύριε.

C’est une vilaine maladie que l’asthme, qui ressemble, je présume, à la pendaison. Cela me rend toujours très maussade, et quelquefois me fait horriblement souffrir. Depuis un an, je ne suis pas sorti quatre fois le soir, et jamais sans m’en repentir. Je vis donc comme un reclus et ne sais rien du monde que par quelques âmes charitables qui viennent de temps en temps me demander quand je compte me faire enterrer. Je devais aller en Écosse, à Baden, à Biarritz, tout cela s’est trouvé au-dessus de mes forces. Je les ménage pour aller à Cannes vers le milieu du mois prochain et n’en reviendrai qu’avec les hirondelles ἂν θεοῖς ἔδοξέ που.

Vous m’annoncez un roman qui n’est pas venu encore. Puis vous me parlez des Perses et de Salamine et d’un quatrième volume de ce qui me semble un grand travail historique. Est-ce là le roman ? Auriez-vous fait « Thémistocle amoureux, Périclès dameret ? »

Je crois comme vous aux vieux au leurs grecs. Cet Hérodote n’était pas un blagueur comme vos journalistes grecs d’aujourd’hui. J’ai lu auprès des Thermopyles, à Molo, sa description de l’affaire, si parfaitement claire que, sans guide, j’ai trouvé tout de suite le sentier par où les Immortels tournèrent Léonidas, et j’entendais en marchant craquer sous mes pieds les feuilles de chêne vert dont le bruit annonça l’approche des Perses[1]. Ces Grecs, je parle de ceux d’autrefois, sont merveilleux pour savoir choisir partout les détails caractéristiques. Quant aux modernes je vous les abandonne ! Voyez pourtant ce que c’est que d’avoir des aïeux. Les Turcs et toute l’Europe savaient parfaitement que votre petit royaume excitait la révolte en Crète, transportait des armes et de soi-disant soldats. Ils n’ont pas envahi le royaume susdit. Ils ne l’ont pas osé ; on ne l’aurait

  1. Cette impression fut si forte chez Mérimée qu’il en est souvent question dans sa correspondance, publiée ou inédite.