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rendre à Paris. » Par l’ordre de Condé, elle reçut de nouveau, au cours de ce trajet, des honneurs extraordinaires, pareils à ceux qu’on rend à une puissante souveraine : « On lui a tiré le canon, écrit le comte d’Estrades[1], donné une garde avec un capitaine, et haranguée par le magistrat. Je lui ai fait accommoder deux bateaux, — dont l’un est couvert, pour sa personne, — qui la conduiront jusqu’à Utrecht, avec une escorte d’infanterie qui se relaiera en passant par les villes. »

Sur le séjour d’Isabelle à Utrecht, les détails précis font défaut. Ce que nous en apprennent ses lettres et celles de Luxembourg est que, le premier jour, elle trouva Condé languissant, changé, « tout abattu, » rongé par la goutte et la fièvre, et que, dès le lendemain, par l’effet de cette chère présence, il parut retrouver l’entrain, la vigueur d’autrefois. Le charme de Circé avait opéré ce miracle. C’est que sa robuste beauté gardait, en dépit des années[2], un éclat rayonnant qui faisait tout pâlir et s’éteindre auprès d’elle. Un portrait que l’on garde encore à l’hospice de Châtillon-sur-Loing la représente à peu près à cet âge. L’ovale délicat du visage, le brillant du regard, le sourire enchanteur de la bouche malicieuse et fine, justifient l’assertion de Mme de Scudéry, qui la vit quelques jours après son retour à Paris, et la trouva « en vérité plus charmante que tout ce qu’il y a de plus jeune à la Cour. » Vêtue, selon son habitude, des habits les plus magnifiques, étincelante de pierreries, gracieusement étendue « sur un lit de gaze bleue et blanche, » au pied duquel était le vieux maréchal de Gramont, « plus galant mille fois que tous nos jeunes gens, » elle continuait, comme en ses plus beaux jours, à gagner tous les cœurs par ses paroles de miel, par son art merveilleux à discerner le fort et le faible des gens. Mme de Scudéry, qui cependant ne l’aimait guère, eut, con-fesse-t-elle, peine à lui résister : « Elle me flatta si fort que j’eus peur, moi qui ne hais pas de l’être, de m’y laisser enjôler[3]. »

Toute cette première semaine de juin fut, pour Luxembourg et Condé, illuminée d’un rayon de soleil, qui fit paraître ensuite plus monotones et plus mélancoliques les journées qui lui succédèrent. « Faites-moi savoir, dit Luxembourg, le lendemain du

  1. Lettre à Condé, du 1er juin. — Archives de Chantilly.
  2. Elle avait alors quarante-six ans.
  3. Lettre du 10 juillet 1673. — Correspondance de Bussy-Rabutin.