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On est donc autorisé à avancer que les pirates de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Salé, pour ne citer que leurs principales villes, ne se recrutaient généralement pas parmi les indigènes du Maghreb, et nous ajoutons : pas davantage parmi les Turcs, car ceux auxquels on donne ce nom étaient, pour la plupart, des renégats ou des descendans de renégats. Le nombre des chrétiens ayant renié leur foi et fixés soit en Turquie, soit dans les États barbaresques, impossible à évaluer même approximativement, dépasse toutes les suppositions. Les chérifs du Maroc, avant la création de leur milice noire, avaient pour leur garde personnelle un corps de renégats et ce fut cette troupe, rapporte Treillant, qui, à la bataille de Tagouat (30 août 1595), décida la victoire et « gaigna le prix sur tous. » D’après un autre témoignage, celui du P. François d’Angers, capucin envoyé en mission au Maroc par le Père Joseph en 1626, « les côtes du Ponant étaient dégarnies de matelots, mais les renégats y étaient communs. » Sur 35 galères recensées à Alger en 1588, il y en avait 23 commandées par des renégats. Dans la régence de Tunis, à « la Mahomette, » place voisine de Porto Farina, le chevalier de Vintimille constate, en 1606, qu’il y avait « autant de chrétiens reniés qu’il en faudrait pour faire la guerre[1]. » Renégats étaient les frères Barberousse, les fondateurs de l’Odjak d’Alger, qui avaient vu le jour à Metelin ; renégat, le fameux corsaire Mohammed Kuprili, issu de la famille des Mastaï Ferretti, qui devait plus tard donner à l’Église le pape Pie IX ; renégat, né dans l’Anatolie, le terrible Dragouth, qui brava si souvent les flottes de Doria et fonda la régence de Tripoli ; renégat, cet autre pirate que les chroniques du XVIe siècle appellent Louchaly, ou Ulluch-Ali, et dont le vrai nom devait être el Euldj Ali (le renégat Ali) ; il était né dans la Calabre et, au dire de Brantôme, « il avait pris le turban pour cacher sa teigne. » Le spectacle de la Barbarie remplie de « Grecs, Russiens, Portugais, Espagnols, Flamands, Allemands et autres qui avaient abandonné le culte du vrai Dieu pour sacrifier au diable, » excitait l’indignation du P. Dan : « Que s’il me fallait, écrivait-il, faire un parallèle d’une si malheureuse contrée où les crimes les plus noirs font leur demeure et sont dans leur élément, je ne la pourrais mieux comparer qu’à cette paillarde de l’Apocalypse qui, montée sur la bête à plusieurs

  1. L’Esclavage du brave chevalier François de Vintimille, par Henry du Lisdam, Lyon, 1608.