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circonstances leur ramènent le prince qu’ils n’ont pas su conserver. Les grands chefs militaires, ses anciens compagnons d’armes, le jalousent et ne lui font cortège qu’en maugréant. Ses ministres, les agens directs de son gouvernement, ceux qui sont associés le plus intimement à sa pensée, comme un Fouché, un Talleyrand et tant d’autres, n’aspirent qu’à le trahir, et de longue main préparent leur accommodement avec le régime qui recueillera sa succession. Telle est la faiblesse prodigieuse de ce gouvernement : il lui faut à tout prix le succès, ou plutôt un continuel renouvellement du succès. Après des moissons de gloire, après le bienfait de l’ordre rétabli, des ruines réparées, tout est sans cesse à recommencer. Il ne se maintient qu’à la condition d’éblouir la nation et de l’étourdir, et la nécessité d’aller chercher sur de nouveaux champs de bataille de nouveaux alimens à l’enthousiasme, est pour lui en quelque sorte une nécessité d’existence. Quel jour jeté sur l’histoire d’une époque ! Napoléon est continûment dans la situation du joueur qui engage la partie décisive et qui joue le tout pour le tout. C’est, pour une bonne part, l’explication de ses colères, de ses imprudences, de ses coups d’autorité. Dans ces conditions, la durée même de son règne est un prodige. C’est le prodige chaque jour renouvelé du génie et de la volonté, tendus dans une lutte inégale, et fatalement destinée à une catastrophe, puisqu’elle était engagée contre les lois de l’histoire.


RENE DOUMIC.