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pour la tonte des moutons, pour la marque du bétail, pour la plantation des vignes, pour les vendanges.

Ainsi, pendant vingt-cinq ans, sans voyager ailleurs que dans son île, Grazia Deledda vécut des occupations paisibles et des limpides émotions de la famille, des sentimens et des propos de ce « petit monde antique » qu’est une cité sarde, des sensations et des songes que versent, à ceux qui les aiment, les vents, les montagnes et les bois. Pendant des jours, des mois, des années, la fillette a regardé, de ses grands yeux noirs, les nuages passer lentement sur le ciel. Elle a écouté les feuilles et les oiseaux, et les ruisselets aux fentes des roches. Elle a entendu les airs traditionnels de la musique campagnarde, les paroles des chants populaires, — des gosos (les cantiques), des mutos (les refrains réservés aux femmes) — les invocations des berbos, les plaintes et les éloges funèbres des attitidos, les contes, les discours, les conversations du peuple. Le dialecte a été sa langue maternelle ; car, en Sardaigne, on ne parle guère l’italien qu’entre maîtres et élèves dans les écoles, et dans quelques familles de fonctionnaires. Son art n’a point d’autres sources que sa vie. Quelque chose de la verve poétique de son père a passé en elle, et ses romans ont coulé de son âme comme les chansons des lèvres d’un poète primitif.

Rien d’étranger ne s’est ajouté à l’inspiration qui lui venait de son pays. Son instruction ne dépassa point celle d’une jeune bourgeoise sarde. Après avoir fréquenté l’école primaire, à treize ans elle prit dix ou douze leçons d’italien et de français. Le maître lui donnait des sujets à développer : un titre suffisait pour que son imagination entrât en campagne, et pour qu’elle composât, en vers quelquefois, tout un récit dramatique mêlé de descriptions. Le maître s’émerveillait et prenait plaisir à donner à la fillette l’occasion de déployer ses facultés d’invention. Mais il quitta Nuoro, et Grazia ne prit plus de leçons. Elle continua cependant à travailler pour son compte, et commença d’estimer assez les fruits de sa fantaisie créatrice pour les conserver. Dès son enfance, elle avait beaucoup lu. Elle lisait, par les accablantes journées d’été, tandis qu’après le repas de midi sa mère et ses sœurs faisaient la sieste, aux heures torrides, quand l’étendue semble vide et que seul un lourd bourdonnement s’élève des pâturages et des champs. Le premier roman qui lui tomba sous les yeux, autant qu’elle s’en souvienne, peignait des