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Jacob Riis passa bientôt pour le meilleur reporter de Mulberry Street. Il n’a jamais ambitionné d’autre titre, mais il tient fort à celui-là. De sa part, ce n’est pas simple vanité professionnelle ; il croit à la vertu de sa vocation, car les détracteurs du reportage ont beau dire, ils cherchent avant tout dans le journal du matin le fait sensationnel qu’ils affectent de mépriser. C’est donc à des milliers de curieux que s’adresse cet article. Le grand drame humain se joue sans relâche. Dans la coulisse, le reporter voit de plus près que personne le tumulte des passions, et assez fréquemment il peut relever au milieu de beaucoup de mal un trait d’héroïsme ou de vertu qui rachète tout le reste. Son devoir est de représenter les choses de manière à en faire ressortir l’élément humain, sans se borner à mettre en lumière l’infamie commise ou le sang répandu.

S’il fait cela, il aura rendu un service signalé, son histoire de meurtre parlera plus éloquemment à des consciences innombrables que ne le fait dans un cercle restreint tel sermon prêché le dimanche. Ainsi raisonne Jacob Riis. A New-York, ce gouffre cosmopolite où viennent échouer des débris hétérogènes arrachés à toutes les nations, le drame est plus varié qu’ailleurs ; et Riis possède à un degré rare l’esprit d’observation et de déduction. Dieu sait tout ce qu’il enregistra dans ses tournées ! Jamais il ne rentrait chez lui qu’à l’aube. Sa femme tremblait en songeant que tous les jours, de deux à quatre heures du matin, il traversait les pires quartiers de New-York, toute la longueur de Mulberry Street, les Cinq Points, — ainsi nommés parce qu’ils forment l’intersection de cinq rues plus mal famées les unes que les autres, — et, surtout, mêlant ses immondices à celles de la ville chinoise, le fameux Bend, la Courbe. Les Italiens qui l’avaient adoptée, côte à côte avec la bande Whyo, blottie dans l’ignoble allée de la Bouteille, ne cessaient de s’y battre à coups de couteau, chaque village (ils sont groupés ordinairement par villages sous l’invocation d’un saint patron) cachant avec soin et défendant coûte que coûte ses meurtriers. « À cette heure, dit Riis, je voyais le slum au naturel ; il n’était pas sur ses gardes, car l’instinct de la pose est aussi fort dans le slum que sur la Cinquième avenue. Partout chacun aspire à produire de l’effet, mais, à cinq heures du matin, le vernis est tombé. »

En explorant cet enfer, au péril de sa vie, Riis se jura d’aider à le faire disparaître. Pour cela il importait, pensait-il, de dire