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Bismarck, furieux, à Barral, il faut encore attendre[1]. » On s’accordait à attribuer cette longanimité de Manteuffel, d’ordinaire si peu endurant, à des instructions particulières du Roi (10 juin).

Le Roi devenait si hésitant que les mêmes personnes qui l’avaient laissé, le matin, prêt à ceindre l’épée du combat le retrouvaient, le soir, aspirant aux douceurs de la paix. Vers la fin d’une de ces journées orageuses (30 juin), à l’heure habituelle du rapport, il dit : « Bismarck, est-ce qu’on ne pourrait pas encore ne pas pousser à bout cette affaire ? La guerre contre l’Autriche est une guerre entre Allemands ; il y aura une malédiction contre nous. — Sire, répondit Bismarck, ma vie, ma fortune vous appartiennent ; mais je ne puis vous donner mon honneur, et après ce que j’ai dit et fait, je serais déshonoré si je reculais. » Alors le Roi, très agité, s’avance vers la fenêtre, lui montre la statue de Frédéric : « Si nous faisons cette guerre et qu’elle tourne mal, au pied de cette statue, on élèvera un gibet auquel on nous pendra, vous d’abord, pour que j’assiste à votre supplice, moi ensuite. — Eh bien ! Sire, il faudra bien mourir tôt ou tard ; ne vaudrait-il pas mieux mourir ainsi en chevaliers allemands, moi pour mon roi, vous pour vos droits octroyés par la grâce de Dieu, que d’être chassés par une émeute de la populace ? Et puis, plus une entreprise est difficile, plus elle offre de gloire si elle réussit. » Le Roi, ému, alla s’asseoir tout pensif.

Dans la même soirée, vers les dix heures, arriva de Florence le sympathique et chevaleresque général Türr Govone, se croyant à tort l’interprète de la pensée de La Marmora, avait proposé de provoquer une insurrection en Hongrie : une somme de cinq millions aurait suffi. Bismarck avait repoussé la suggestion en disant qu’il ne connaissait ni la Hongrie, ni les Hongrois, et qu’il ne saurait d’ailleurs comment se procurer l’argent. Puis il avait changé d’avis et télégraphié à Usedom de lui envoyer le général. Un colonel d’état-major l’attendait à la gare et le conduisit chez Bismarck. Celui-ci commença la conversation avec bonne humeur : « Je m’étais représenté votre personne tout différemment, je m’attendais à voir un vieux général brisé par la fatigue de ses campagnes, et vous êtes un jeune homme plein de vigueur. — Ma surprise n’est pas moindre, répliqua Türr ; un diplomate qui a montré tant d’activité depuis tant d’années me semblait

  1. Le prince Napoléon et plusieurs autres m’ont raconté cette scène qu’ils savaient par Bismarck.