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et des rumeurs fâcheuses couraient sur son compte. Peu à peu, il s’était accoutumé à une vie presque sédentaire. Il montait rarement à cheval, n’aimant point à se montrer aux soldats, aux yeux desquels il se sentait peu de prestige. Il ne frayait guère avec les officiers généraux, n’ayant jamais eu l’abord facile, et ne se souciant pas de leur laisser apercevoir ses perplexités. La plus grande partie de ses journées se passait à expédier de longues dépêches au Roi, à écrire des lettres particulières à Chamillart, à Beauvilliers, à la Duchesse de Bourgogne. Il faut le témoignage formel de Saint-Simon pour croire qu’il en consumait cependant une partie en divertissemens un peu puérils, comme il avait coutume de faire à Versailles : « Mouches-guêpes crevées, un fruit dans de l’huile, des grains de raisins écrasés en rêvant. » Saint-Simon lui reproche aussi « des propos d’anatomie, de mécanique et d’autres sciences abstraites, surtout un particulier trop long et trop fréquent avec le Père Martineau, son confesseur[1]. » Mais comme il ne pouvait pas demeurer toujours enfermé, il faisait dans l’emploi de sa journée une certaine place aux divertissemens. Il allait à Tournay jouer à la paume. Il avait fait installer au camp un billard. Mais son plaisir favori était le volant. Il y jouait de longues parties avec son frère, et y apportait une telle ardeur qu’il ne s’était pas interrompu, ainsi que nous l’avons vu tout à l’heure, lorsque le texte de la capitulation de Lille lui avait été apporté par Coëtquen.

C’est que le caractère du Duc de Bourgogne, que les malheurs de cette campagne devaient mûrir, présentait encore d’étranges contrastes. Il avait conservé des habitudes enfantines et des goûts qui n’étaient pas sans quelque trivialité. Mais d’un autre côté, quand on lit ses lettres à Beauvilliers pendant cette période, il est impossible de ne pas admirer la hauteur morale à laquelle il s’élève, et la noblesse avec laquelle il prend son parti de l’injustice des jugemens portés contre lui. Peu s’en faut même qu’il ne s’en réjouisse au point de vue du salut de son âme. « Si Dieu permet que j’aie des ennemis, il me donne aussi une voie sûre pour obtenir le pardon de mes péchés et pour le posséder un jour. J’en suis fâché pour ceux qui me feront, ou nie voudront faire du mal, et le prie qu’après m’avoir servi pour aller à lui, il les y conduise aussi par la pénitence[2]. » et dans une autre lettre. « Je

  1. Saint-Simon. Edition Boislisle, t. XVI, p. 332.
  2. Le Duc de Bourgogne, etc., p. 290.