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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/943

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d’apostrophes inutiles, il aurait de quoi décourager la patience la plus héroïque. Voici, par exemple, en quels termes Lavater nous décrit la nature du génie : « Qu’est-ce que le génie ? Celui qui ne l’est pas (c’est-à-dire : qui n’est pas un génie) ne peut pas répondre ; celui qui l’est ne veut pas répondre… Celui qui observe, perçoit, contemple, sent, pense, parle, agit, sculpte, peint, chante, crée, compare, distingue, réunit, déduit, prévoit, donne, prend, — comme si un être invisible d’une espèce supérieure l’inspirait dans un de ces divers actes, — celui-là a du génie ; celui qui a l’impression d’être lui-même un être d’une espèce supérieure, celui-là est un génie… Toute essence, toute nature du génie est sur-nature, sur-art, sur-science, sur-talent… Génies, lumières du monde ! Sel de la terre ! Substantifs dans la grammaire de l’humanité ! Miroirs de votre temps ! Étoiles dans les ténèbres, qui, du fait seul de votre existence, éclairez la voie au reste des hommes ! Hommes divins ! Créateurs ! Destructeurs ! Révélateurs des secrets de Dieu et de l’homme ! Interprètes de la nature ! Exprimeurs de l’inexprimable ! Prophètes ! Prêtres ! Rois du monde, organisés par la divinité afin de manifester, en nous, sa force créatrice, sa sagesse, et sa bonté ! Preuves vivantes de la relation de toutes choses avec leur source et leur fin éternelles !… Génies, c’est de vous que je vais parler ! »

Au point de vue de l’histoire des idées, le passage qu’on vient de lire est des plus importans. Dès 1775, Lavater y proclame ce « culte du génie » qui, comme l’on sait, va devenir un des principes fondamentaux du romantisme allemand ; sans compter qu’il y a bien près déjà, de cette « sur-nature » qu’il constate chez l’homme de génie, au « héros » de Carlyle, au « bon tyran » de Renan, et au fameux « surhomme. » Mais qui s’aviserait d’examiner la nouveauté ou la portée de la pensée de Lavater, sous la forme extravagante dont il l’a revêtue ? Et ce passage, pris ainsi séparément, ne peut encore donner qu’une idée bien incomplète de l’affreuse impression d’agacement et de fatigue qu’on ressent à vouloir lire un ouvrage quelconque du « sage de Zurich. » Que l’on se figure des centaines de pages toutes écrites du même style, et toujours improvisées, vaguant au hasard, introduisant tout à coup la théologie au milieu d’une dissertation sur les os du crâne, ou bien s’interrompant dans une description de la Sainte Cène pour noter un cas curieux de guérison magnétique ! Initiateur du « culte du génie, » Lavater semble bien avoir été la première victime de ce culte nouveau. On devine qu’il s’interdit de résister à la poussée de « l’être invisible » qui lui dicte ses phrases : ne