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marquis de Feuquières[1], dont il avait protégé les débuts dans la carrière des armes : « Il est mon cousin issu de germain, mandait-il à Louvois[2], fils d’une mère avec qui j’ai vécu toute ma vie comme si elle avait été ma sœur. Dès qu’il fut entré dans le monde, il ne m’a presque point quitté, soit en paix ou en guerre… Il s’est toujours extrêmement distingué. » Sans contredire à ce dernier éloge, Saint-Simon trace du personnage un portrait fort poussé au noir : « C’était, dit-il[3], un homme de qualité, d’infiniment d’esprit et fort orné, d’une grande valeur, et à qui personne ne disputait les plus grands talens pour la guerre[4], mais le plus méchant homme qui fût sous le Ciel, et à perdre d’honneur qui il pouvait, même sans aucun profit. » En d’autres passages des Mémoires, Saint-Simon parle encore de « son cœur corrompu, » de « sa perversité » et de « sa méchante âme. » Le tableau est chargé ; malgré des défauts trop certains, le relâchement de ses principes et le désordre de sa vie, Feuquières n’était pas incapable de générosité, d’amitié vraie et de reconnaissance ; et il le prouva notamment lors du procès de Luxembourg, en épousant avec ardeur et courage la cause de son parent et de son protecteur. Mais il est vrai que, sans intention, il avait contribué gravement à le jeter dans le guêpier dont il voulut le tirer par la suite : nul en effet, plus que Feuquières ; ne donnait dans le merveilleux, ne s’enfonçait avec plus de passion dans les arcanes de l’occultisme, admirable sujet pour les devins, les charlatans, tous les exploiteurs patentés de la crédulité humaine, et si vraiment incorrigible que, malgré la sévère leçon de l’année 1680, on le retrouve, vingt ans plus tard, dans une autre affaire analogue[5], toujours dupe et toujours confiant.

Les premiers rapports du marquis avec cette triste engeance s’étaient établis fortuitement, par une voie assez basse. Il avait reçu un matin, dans son hôtel de la rue du Petit-Reposoir[6], la visite d’une femme inconnue, tenant un enfant par la main.

  1. Voyez le maréchal de Luxembourg et le prince d’Orange, p. 28.
  2. Lettre du 30 août 1678, Archives de la Guerre, t. 592.
  3. Mémoires, édition Chéruel, t. III.
  4. Feuquières est l’auteur de mémoires militaires qui comptent parmi les meilleurs ouvrages de ce genre en son siècle.
  5. Voyez Une sorcière au XVIIIe siècle, par M. Ch. De Coynart ; Hachette, 1902.
  6. Auprès de l’église Saint-Eustache. Cette visite eut lieu en 1674. (Interrogatoire de Feuquières du 20 février 1679. Archives de la Bastille.)