Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Deux grands maîtres, — Français encore, — se sont en quelque manière partagé Roméo et Juliette. L’Hamlet musical, — je parle de celui qui serait un chef-d’œuvre, — reste à faire, ou du moins, si peut-être il est impossible, à tenter ; mais il semble bien que Berlioz et Gounod aient comme exprimé de Roméo toute la musique dont le drame était capable.

Le Roméo de Shakspeare, qui n’est pas seulement amour, est d’abord et surtout cela. Et c’est cela (Berlioz ayant pris le reste) que le génie de Gounod mieux que nul autre a su rendre ; c’est en cela que le musicien a quelquefois égalé le poète.

Il ne faut pourtant pas oublier que le Roméo de Berlioz contient une scène d’amour admirable. Beaucoup d’artistes la tiennent pour le chef-d’œuvre du maître, et Berlioz fut le premier à penser ainsi. Le thème principal de cet adagio symphonique est d’une qualité supérieure : sa noblesse, sa grandeur, sa passion n’ont d’égale que sa pureté. Le timbre des violoncelles ajoute à sa courbe sonore, qui se ferme et se noue, l’ardeur et le frémissement d’une étreinte. Pourtant, si beau que soit l’épisode, il semble, étant unique, inégal à tant d’amour. Encore, si tout le sentiment, toute la tendresse du couple immortel s’y était condensée ! Mais il faut avouer que plutôt elle s’y délaie. Ici, comme souvent, le génie, qu’on est convenu d’appeler symphonique, de Berlioz, ne l’est qu’à moitié, consistant beaucoup plus dans l’invention et le groupement (d’ailleurs merveilleux) des sonorités que dans le développement d’abord, puis dans la reprise d’une idée maîtresse. Pour admirable que soit le thème qui nous occupe, il se répète, au lieu de s’étendre et de se ramasser tour à tour. Il manque, en ce demi-chef-d’œuvre, avec l’évolution et le progrès, le raccourci qui concentre dans le prélude d’un Tristan, par exemple, l’essence ou l’âme d’une double et sublime destinée d’amour.

D’un bout à l’autre de l’opéra de Gounod, on entend cette âme chanter. Elle anime les trois pages maîtresses de l’ouvrage, qui sont trois duos : l’un de fiançailles, l’autre d’hymen, et le dernier de mort ; duos d’amour tous les trois, mais non du même amour. Modo cantat amor esuriens, modo fruens amor. Gounod, qui citait volontiers saint Augustin, a connu cette distinction, et l’a respectée.

En sa musique toujours tendre, le désir, la joie et la souffrance d’amour n’ont pas des accens pareils. Plus encore peut-être que